Fin des années 20 à la Havane. le narrateur, un dandy armateur propriétaire du bateau la Buena Ventura, s'associe avec le farouche et expérimenté Capitaine de sa goélette pour se lancer dans la contrebande de rhum, suite à des revers de fortune dû à l'effondrement du marché de la pêche à Cuba et à la loi sur la prohibition aux Etats Unis.
Au-delà du roman d'aventure maritime et de la sombre fresque sociale cubaine, nous livrant une situation humaine épouvantable pour les éternelles victimes des crises économiques et autres marginaux et recalés de la réussite libérale, Enrique Serpa choisit la mer comme pilier fondateur et salvateur romanesque, voire poétique, ce qui est une première dans la littérature cubaine.
Le soir, aussi serein qu'une anse abritée, voguait lentement vers l'horizon. Le soleil, très bas, ressemblait au flotteur ensanglanté d'une palangre - une grande palangre faite pour capter les regards -, tandis que la lune pointait au fond de la baie comme une bouée au milieu d'une forêt de mâts. Le couchant était rouge et soyeux comme les ouïes des poissons-scies et, par endroits, comme le ventre d'une conque de nacre.
Passionné d'anthropologie et de psychologie, l'auteur tisse des portraits en miroir de ses deux protagonistes principaux, mêlant dérive alcoolisée et courage, velléité et prise de risque, cupidité et sens des valeurs, leardership et suiveur, sondant avec maestria les démons intérieurs qui sommeillent en eux. Pour tracer la frontière entre le bien et le mal, Enrique Serpa choisit le trafic, le risque illégal et l'avidité comme écrin louche pour mieux les révéler, mais aussi l'océan parce qu'en mer on ne tergiverse sur rien.
Requin débordait d'admiration ingénue à l'égard des contrebandiers. Il ne faisait aucune distinction entre le bien et le mal dans leurs actes. Seul l'intéressait le courage avec lequel ils défiaient le danger, ce qui pour lui, dans les ténèbres de sa conscience et sans qu'il s'en rendît compte, revenait à donner un sens à la vie.
Enrique Serpa révèle également, dans ce qui constitue son oeuvre majeure, les monstres en sommeil qui résident dans les entrailles de l'île et se préparent à émerger : anarcho-syndicalisme et communisme germent déjà sous la poigne de fer d'un président Machado qui a vendu aux américains l'indépendance de sa nation, historiquement très chère payée par les cubains.
Mené de bout en bout avec un talent poétique évident et un sens de la narration maîtrisé, Enrique Serpa laisse peu de lueur optimiste à son île natale.
A ne pas lire si on s'attend à ce qu'un cubain boive gaiement de la bière Hatuey, danse au son des congas, fume allègrement du tabac de chez Partagas et mange librement de la langouste. Parce que la fresque sociale décrite par l'auteur est celle que l'on trouve aujourd'hui dans les endroits que les touristes ne visitent jamais. Ni voluptueuse, ni langoureuse, la Cuba communiste actuelle est en état de mort clinique, pareil pour son peuple dont la seule perspective d'avenir est de s'en aller. On ne pêche pas à la Havane sur des goélettes mais sur des chambres à air de camion : on est en pleine dérive à la Enrique Serpa.
Après tout, il n'y a ni communisme, ni anarchisme ni rien de tout ça, y a des hommes qui mangent et des hommes qui mangent pas, et ceux qui mangent pas sont la majorité.
Tandis que moi quatre nuits