Dans son Court traité de complotologie, Pierre-André Taguieff propose une analyse historique et sociologique très intéressante du phénomène conspirationniste. L’ouvrage, bien sourcé, mobilise des auteurs classiques, comme Aron, Arendt, Popper, Boudon, ainsi que des historiens, des anthropologues, des chercheurs en psychologie sociale ou cognitive, pour comprendre la naissance et la propagation des théories du complot, très populaires depuis les attentats du 11 septembre. Selon Peter Knight, professeur en American Studies à Manchester, il y a complot quand :
Un petit groupe de gens puissants se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste, affectant particulièrement le cours des événements.
Rien de choquant au premier abord : depuis l’assassinat de César, jusqu’à la tentative de putsch en Turquie, en passant par la conspiration de Latréaumont, le faux complot des blouses blanches, la baie des cochons, le projet MK-Ultra ou l’affaire du Rainbow Warrior, l’Histoire regorge de manœuvres dans l’ombre destinées à satisfaire certains intérêts. À l’initiative des hommes du gouvernement au nom de la « raison d’État », le complot est une seconde nature des services de renseignement. Mais le conspirationnisme, expose Taguieff, ne se limite pas à supposer l’existence d’un complot. C’est un mode de pensée qui recourt déraisonnablement à cette hypothèse. C’est un leitmotiv pour expliquer le cours des événements, avec une préférence pour le pire de l’actualité. Et si rechercher les causes au-delà des apparences montre un esprit critique, privilégier a priori la thèse du complot témoigne d’un esprit paranoïaque.
Avec malheureusement quelques redites, le politologue examine une série d’événements historiques marquants, de la Révolution à l’affaire Merah, pour dégager les caractéristiques communes des théories du complot. Trois récurrences de ces théories sont utiles à présenter :
Le premier principe du conspirationnisme est le refus de laisser le hasard expliquer la survenance des événements. Les catastrophes ou les bouleversements de la société sont envisagés avec un biais d’intentionnalité : ce qui arrive de mal a nécessairement été voulu et planifié par une élite, omnipotente et diabolique, qui cherche à conserver le pouvoir. Ces hommes puissants, forcément mauvais, agissent en secret contre les intérêts du peuple, forcément bon. Les adeptes de la conspiration construisent une mythologie du complot selon un schéma comprenant un pouvoir occulte incarnant le mal, une masse de gens manipulés, et une minorité clairvoyante. C’est une grille de lecture qui a pour effet d’éliminer l’aléa dans la marche du monde. À qui veut comprendre un phénomène social, l’hypothèse conspirationniste donne des clés simples qui rassasient une soif d’ordre et de sens. C’est une théorie « utile », dirait Boudon.
Ce modèle explicatif mime le fonctionnement rationnel et méthodique des sciences pour révéler les lois qui gouverneraient tout. Mais l’absence d’éléments vérifiés, de sources fiables, de croisement des informations, ses interprétations fantaisistes, en font une « pseudo sociologie », dit Taguieff. Comme antidote au délire, on pourra se référer au concept d’ordre spontané développé par Friedrich Hayek, montrant qu’une société est avant tout le résultat de millions d’actions individuelles non concertées.
Le deuxième principe est l’obsession à chercher les intérêts en jeu pour démasquer les coupables. « À qui profite le crime ? » est la question fétiche : qu’un groupe de personnes puisse tirer avantage d’un événement serait la preuve de sa culpabilité. C’est une imitation du processus de recherche à l’œuvre entre autres dans les enquêtes policières. Ici le soupçon devient preuve. Pourtant, il ne suffit pas qu’une personne retire des bénéfices d’un événement pour qu’il en soit l’instigateur. Et dans la logique des conspirationnistes, les intérêts du groupe accusé sont présentés comme allant de soi, alors que le choix des coupables et l’interprétation de leurs motivations sont partiaux et faits en fonction de leurs affinités politiques.
Le troisième principe est l’utilisation de la méthode hypercritique, qui est un usage abusif du doute cartésien. Tout est prétexte à la suspicion. On trouve des « coïncidences troublantes » et des « zones d’ombre » dans le récit officiel censées dévoiler la vraie nature de l’affaire. Victime d’un biais de confirmation, les conspirationnistes tiennent la conclusion avant de commencer leur chasse aux « bizarreries », bien qu’elles soient fantasmées ou dérisoires. Taguieff parle de « rêve naïf d’omniscience ou d’omnivigilance » pour dénoncer la fabrique obsessionnelle de liens de causalité. C’est ignorer qu’il existe dans tous les événements des choses qui nous échappent, et qui peuvent nécessiter des années d'enquête avant d'être comprises (ou pas), et que la vie est pleine de hasards curieux. L’article Wikipedia sur la théorie du complot :
Les prémisses sont délirantes ; ensuite, le délire se déploie de manière parfaitement organisée, logique, claire, cohérente, pouvant même emporter l'adhésion.
Cette quête d’une logique unificatrice poussée jusqu’à l’absurde amène Taguieff à parler « d’hyperrationalisme ». Interrogé par le journaliste Bruno Fay dans son excellent livre Complocratie, Laurent Joffrin, lui-même auteur du Grand Complot, donne un éclairage intéressant sur ces fameuses « zones d’ombre » :
Les pouvoirs, quand ils disent la vérité, se trompent toujours un petit peu ou mentent partiellement. Du coup c’est assez facile de prendre les éléments faibles des versions officielles et de tirer des conclusions en éliminant les éléments fiables. C’est ce que font les conspirationnistes du 11 Septembre. Ils ne prennent que les éléments de doute. Ils ne vont retenir que les mouvements financiers avant les attentats, les vols des Saoudiens, la vidéo du Pentagone où l’on ne voit absolument rien, etc. Ils prennent les éléments douteux, les réunissent et construisent une hypothèse en oubliant de faire également la critique des éléments forts. Par exemple, dans l’attentat du Pentagone, ils vont oublier les témoins qui ont vu l’avion, les traces d’ADN des passagers, les deux boites noires, etc.
Ainsi on écarte tout ce qui ne rentre pas dans le cadre préalablement conçu. D'ailleurs une version officielle fausse n’implique pas que la version conspirationniste soit vraie. Et des éléments de réponse conspirationnistes vrais n’implique pas que toute la théorie le soit aussi. Des incompréhensions ne forment pas un faisceau d’indices, le doute n’est pas une démonstration. Pour s’affranchir du rasoir d’Ockham et s’aventurer vers des hypothèses farfelues, il faut une enquête en béton armé : des allégations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires. Or c’est l’inverse qui se produit avec le discours des complotistes : plus la thèse est tordue, moins l’argumentation est solide. S’ils devaient juger leur version des faits à l’aune de leur propre méfiance, elle ne ferait pas long feu : nous n’aurions plus de zone d’ombre, mais un trou noir. Où sont les témoignages ? Les preuves matérielles ? Le consensus des experts ? Quelle est la crédibilité des sources et leur concordance ?
Confrontée à la critique, la rhétorique conspirationniste renverse alors la charge de la preuve : c'est à vous ne prouver qu'il n'y a pas complot. Un pur sophisme bien sûr. Elle s’enfonce aussi dans le déni en empilant hypothèse sur hypothèse : on a fabriqué les preuves, on a falsifié les témoignages. Imparable. Dans La foire aux illuminés du même auteur :
L'imaginaire du complot est insatiable, et la thèse du complot, irréfutable : les preuves naïvement avancées qu'un complot n'existe pas se transforment en autant de preuves qu'il existe.
Le site satirique Parano Magazine titrait même :
Si nous n'avons pas de preuve, c'est qu'ils sont très forts !
À douter de tout, nous dit Taguieff, on tombe dans le nihilisme où la pensée critique se détruit elle-même, rendant tout savoir impossible. La recherche de la vérité n'est plus qu'une question de ressenti. Chacun construit sa connaissance selon ses préjugés sans que l'on ne puisse jamais rien prouver.
Il n’y a plus de faits, seulement des interprétations, qui se valent toutes, dans la mesure où elles peuvent toutes être mises en doute. Ce qui revient à dissoudre les faits en les réduisant à de simples croyances […] La quête de preuves paraît vaine, puisqu’on suppose qu’elles sont fabricables à volonté.
Quelques points de ce Cour traité m'ont néanmoins déçu.
Le premier est évoqué dans le livre de Bruno Fay. Taguieff, qui s’est spécialisé dans l’étude du racisme, a tendance à nous ressortir trop souvent les Protocoles des Sages de Sion, calquant sa lecture des théories hypercritiques sur le conspirationnisme antisémite. Cependant, un nombre croissant de personnes expriment des doutes à l’égard de la parole officielle, sans pour autant tomber dans une vision totalisante et haineuse du complot. Julien Giry, docteur en science politique, interrogé par La Croix, souligne l’intérêt de distinguer les professionnels du complot qui défendent…
Une vision globale, historique et hégémonique de la marche du monde.
… des internautes occasionnellement séduits par une théorie. Peut-on mettre dans le même sac quelqu’un qui pense que l’économie est contrôlée par les Juifs ; quelqu’un qui soupçonne la patte de la CIA dans un coup d’État ; quelqu'un persuadé que les politiciens mentent pour garder le pouvoir ; et quelqu’un accusant la reine d’Angleterre d'être un reptile ?
Sa critique d’internet manque aussi de nuances. Oui, l’information, vraie ou fausse, circule à grande vitesse, sans tri ni hiérarchisation. D’accord, la pensée critique intervient toujours trop tard. À l’évidence, on trouve les pires élucubrations, mais pourquoi jeter le bébé avec l’eau du bain ? L’affaire WikiLeaks montre au contraire l’intérêt de ce contrepouvoir. Taguieff se lasse du procès fait aux élites, pour autant, les affaires de corruption, le lobbying, les conflits d'intérêts, les négociations commerciales opaques - ce que les libéraux appellent le « capitalisme de connivence » - ou encore les écoutes gouvernementales, les stratégies de communication mensongères, la nullité de la presse, etc. sont des raisons objectives de se montrer méfiant. L’auteur reconnaît qu'il y a eu des complots réels, mais ne donne aucun exemple de cas contemporains valides. En concentrant son attention sur les pensées les plus délirantes, il laisse une alternative simpliste : soit l’on admet qu’il n’y a rien à voir en coulisses, soit l’on est dingue, et « conspirationniste » devient une pique rhétorique pour taire la contestation. Si rien dans l’Histoire n’étaye la théorie d’un mégacomplot impliquant un plan global de domination à long terme, elle fourmille toutefois de microcomplots ponctuels sur des événements précis. Les États n’ont pas laissé tomber leurs vieilles pratiques avec la fin de la Guerre froide. Le doute me semble légitime, tant que l'on ne tire pas de conclusions hâtives et chancelantes.
Dans le même ordre d'idées, il est dommage qu’après avoir posé en début d’ouvrage des questions pleines de promesses…
Est-il possible de tracer une ligne de partage entre un scepticisme sain à l’égard de certaines versions officielles et l’obsession du complot ? Peut-on définir un bon usage de la pensée paranoïaque ? Où placer dès lors la frontière entre le délire interprétatif et le désir de lucidité ?
… l’auteur n’y réponde pas en proposant une série d’outils intellectuels, à l’image de ce qu’on peut trouver ailleurs dans Comment déjouer les pièges de l’information d’Henri Broch, pour séparer le bon grain de l’ivraie. C'est d'autant plus regrettable que Taguieff n'en est pas à son premier livre sur le sujet. Pas mal quand même donc, mais assez frustrant.