Libre, sauvage et sans espoir, dans la forêt limousine. Impressionnant.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2018/09/15/note-de-lecture-crocs-patrick-k-dewdney/
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le 15 sept. 2018
Fruit de la collaboration du micro-éditeur creusois Écorce et de La Manufacture de Livres, la collection Territori propose aux lecteurs des histoires enracinées dans le terroir. Parmi les quelques titres du catalogue, on trouve peu de déchets, bien au contraire, on frôlerait plutôt même le sans faute. Si l’on ajoute l’identité visuelle forte, immédiatement reconnaissable, il n’en fallait pas davantage pour attirer mon attention, déjà mise à l’épreuve par des retours très positifs. Et, j’avoue avoir eu le nez fin, si vous me permettez l’expression, en commençant par le roman de Patrick K. Dewdney.
Parfois, au détour d’une pile à lire, on se laisse surprendre par une histoire dont l’atmosphère, le propos et la langue vous embarquent immédiatement, sans préambule. Difficile de cerner les raisons d’un tel ravissement, difficile d’en tirer une recette ou de rationaliser. Crocs m’a happé d’emblée et j’ai largué les amarres calquant mon rythme de lecture sur la voix de son narrateur, un individu lambda dont l’itinéraire et les pensées brassent bien des questions existentielles. Mordu, je vous dis.
Patrick K. Dewdney entremêle deux lignes temporelles dont on perçoit assez rapidement qu’elles sont liées, faisant corps et donnant sens au parcours du narrateur. L’auteur remonte le fil du drame jusqu’à ses origines intimes dont on sent affleurer progressivement les fêlures, les renoncements face à l’entropie et la trahison ultime des idéaux. Crocs raconte l’échec d’un couple dont l’amour se délite progressivement face à l’érosion inexorable du quotidien. Le roman révèle aussi l’échec d’une quête idéaliste, la recherche d’un absolu se terminant sur une impasse. Le ton rimbaldien, la langue riche, oscillant entre le lyrisme et le prosaïsme de la chair et de ses fonctions organiques, brassent des émotions contradictoires où dominent la mélancolie et la folie.
Au désastre intime répondent les paysages à peine domestiqués des environs de Tarnac et de la haute vallée de la Vienne. Une nature aux couleurs automnales sublimée par la plume de Patrick K. Dewdney. Le cycle de la vie et de la mort y déroule sa routine, loin des états d’âme d’une humanité n’étant au final que de passage et dont la trajectoire aboutit au Mur, métaphore à peine voilée du caractère destructeur de notre civilisation.
Bref, Crocs m’a ravi. J’ai lâché prise, emporté par la prose de Patrick K. Dewdney, arraché au confort de mes certitudes par un récit âpre dont les échos risquent de me hanter encore longtemps.
« Sous mes pieds, dans les sédiments noirâtres, il y a les vestiges,
la mémoire lémovice qui se tend vers moi depuis la tombe. La rouille
gauloise remue, frémit. Je le sens, c’est la croûte du temps qui
craquelle sous mes pas. J’inspire et mes narines maculées caressent la
poudre de leurs os. Mes mains s’enfoncent parfois dans la bauge froide
pour y effleurer leurs souvenirs. Ont-ils compris quelle résistance
j’apporte aujourd’hui ? Est-ce maintenant qu’ils se repentiront enfin
de la collaboration et du christ et des siècles soumis ? Verront-ils
la couardise qu’il y eut à simplement disparaître, et quels fouets,
quelles chaînes, quelle mécanique implacable s’est ancrée dans le
territoire à leur place ? Je les appelle à moi, en silence. Je réunis
chacun de leurs spectres guerriers. Hirsute, couvert de limon,
j’avance en chuchotant leurs chants. Un sanglier à forme humaine. La
glaise antique sur ma peau est la marque du vieux Lugh. Je devine à
l’avant le cabot et ses trajectoires elliptiques. Je secoue la tête,
comme dans un rêve. L’ébullition des boues cesse aussitôt et mon
regard s’abandonne sur cette île qui flotte au large. Il me semble que
ça fume dans les rayons dorés de notre astre mourant. Je lu trouve des
teintes rougeâtres, un tableau fauve fiché tout près, en dessous de
l’horizon. Les herbes y sont sanguinolentes. Les troncs sont des
balafres. Tu parles aux morts, je me dis à moi-même. Et je fais halte
un instant, parce qu’ils ne m’entendent pas. Je leur ai pourtant
parlé. Je médite tout ça un temps, courbé dans la boue sombre, à
tâtonner pour des visions que le temps a ensevelies. Puis, enfin, je
hisse la pioche. Reprends la route et ris doucement, sanglote aussi,
et peu importe, puisque la folie est déjà là. Qu’il n’y a plus rien à
perdre ou à éviter.
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Créée
le 4 juil. 2016
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