D’une révélation en Inde à l’insémination artificielle en passant par une accusation de viol, les nouvelles qui composent Des raisons de se plaindre prouvent une nouvelle fois le talent d’un auteur bien trop rare.
Un livre tous les neufs ans : Virgin Suicids en 1993, Middlesex en 2002 (prix Pulitzer) et enfin Le Roman du mariage en 2011 ; Jeffrey Eugenides est attendu comme il est rare dans le milieu littéraire. En attendant son prochain roman, Des raisons de se plaindre regroupe une dizaine de nouvelles, toutes inédites en France mais publiées pour certaines dans des revues aux Etats-Unis. Le talent de l’auteur réside principalement dans celui de peindre une Amérique moyenne centrée autour de la famille, particulièrement autour du mariage et des enfants.
Dans « A qui la faute ? », une des nouvelles les plus poignantes du recueil, un père espionne la maison où il a habité et dans laquelle vit encore son ex-femme et ses enfants. Réfléchissant à la meilleure manière de revoir ses enfants alors que la justice lui interdit d’approcher sa femme à moins d’un certaine distance, le narrateur repense aux erreurs qui l’ont conduit à cette situation : un mariage blanc qui se transforme en véritable amour, une femme qui travaille trop, une baby-sitter attirante… Ou encore, dans « Musique ancienne », Rodney, brillant joueur de clavicorde, profite des derniers instants passés avec son instrument avant que l’huissier ne revienne prendre ce bien précieux. Embourbé dans un emprunt qu’il avait signé sans lire toutes les conditions générales, Rodney se réfugie tant bien que mal dans la musique ancienne, à l’écart de ses jeunes enfants et de sa femme qui s’escrime à vendre des souris remplies de granules qui, passées au micro-onde, deviennent chaudes.
Des raisons de se plaindre présente souvent des hommes à un carrefour de leur existence. En permanence, ils s’interrogent : « Et si… ? ». Abandonnés par leur femme, sans enfants, en manque d’argent, tous font face à un difficile sentiment de solitude. Au regard précis de l’auteur s’ajoute un humour qui atténue bien souvent la mélancolie de certaines nouvelles : « Johanna, qui se laisse facilement attendrir au point de voter inutilement pour les écologistes, lui a proposé une chambre. » ou encore « Chacun le sait, les hommes objectifient les femmes. Mais toutes nos appréciations de leurs seins et de leurs jambes ne sont rien comparées aux calculs froids d’une femme en quête de semence ». Les personnages de Jeffrey Eugenides ne sont pas des héros, ils sont comme vous et moi, face à leurs doutes et leurs regrets.
« Ce potager lui fait penser à son couple. Il y a seulement cinq semaines, sa femme, Ursula, l’a quitté pour un autre. Ça n’allait pas entre eux depuis quelque temps. Malcolm savait qu’elle avait des choses à lui reprocher et n’était pas satisfaite de leur vie commune, mais il n’aurait jamais imaginé qu’elle pouvait tomber amoureuse d’un autre. Après son départ, il a sombré dans la dépression. Incapable de dormir, assailli de crises de larmes, il s’est mis à boire avec excès. Un jour, il est allé se garer sur une aitre panoramique, est descendu de voiture et s’est approché du bord d’une falaise. Même sur le moment, il avait conscience qu’il dramatisait, qu’il n’aurait pas le courage de se jeter dans le vide. Il est tout de même resté au bord de cette falaise près d’une heure. »