« Je m’appelle Ethel Ware. Ma petite personne n’offre pas le moindre intérêt : vous en serez juge. J’aurai quarante-deux ans le 1er mai 1873, et je suis toujours célibataire. Je n’ai pas l’air, me dit-on, de la vieille fille que je suis. On ne me donne pas trente-cinq ans et, assise devant le miroir, je vois bien que mes traits n’ont rien de maussade ni de revêche. Qu’est-ce que cela peut faire ? Evidemment, je ne me marierai jamais et, en toute honnêteté, je me moque bien de plaire à quelqu’un. (…) Avec l’envol des années et la lente approche de l’heure où la poussière retournera à la poussière, l’amour de la solitude s’insinue en moi ; je n’ai aucun regret pour les jours perdus, ni aucune envie de retourner dans un monde clinquant et factice. C’est de l’enfance que me vient cet amour de la campagne solitaire, et l’expérience prématurée de tout ce qui est décevant et déplorable dans la vie n’a fait que le renforcer. »
Dans ce roman sombre et empreint de mystère, Le Fanu a choisi la voix d’une héroïne plus complexe et plus lucide que celle de « l’oncle Silas », roman écrit huit ans plus tôt.
Ethel Ware raconte ainsi ses souvenirs, souvent amers, mais aussi palpitants. Car si la vie n’a pas épargnée cette jeune femme, elle a aussi placé sur sa route des personnages hauts en couleurs et des expériences riches en enseignements. Privée très tôt de sa sœur, de ses parents et de sa confidente Laura Grey, Ethel se retrouve isolée et sans fortune. Autour d’elle gravitent d’inquiétants ecclésiastiques (des « papistes » évidemment !) et un aventurier sans scrupules, Richard Marston. La figure passionnée d’Harry Rokestone est également inoubliable.
Ce roman vaut surtout par le foisonnement des personnages et la puissance de certains d’entre eux. On y retrouve aussi les trahisons, les complots, les retournements de situation et la noirceur propres aux œuvres de Le Fanu ; mais il y a ici davantage de profondeur psychologique. On ne peut plus vraiment parler de roman gothique, comme pour « l’oncle Silas », car l’héroïne de ce livre a plus d’épaisseur et un caractère bien trempé ; elle porte sur le monde un regard plus lucide et assume ses passions jusqu’au bout, quitte à s’interroger sur la distinction entre le bien et le mal. Y a-t-il réellement « happy end », comme dans la plupart des romans victoriens ? Oui et non. La voix désabusée d’Ethel termine ses confessions par un point d’interrogation. Et c'est dans la solitude d'une nature grandiose, entre mer et montagne, que la jeune femme trouve une consolation.
Pessimiste, Le Fanu? Peut-être. Précisons que ce roman est le dernier qu'il a écrit, moins d'un an avant sa mort en 1873. A cette période, l'écrivain est obsédé par un cauchemar étrange dont il parle à son docteur: il se voit déambuler dans une maison effrayante prête à tomber sur lui. Lorsqu'on le retrouve mort dans son lit, son visage offre une expression d'effroi sans égal, au point que son médecin aurait dit: "La maison a donc fini par s'écrouler!"
Si vous aimez les romans à mystère, riches en rebondissements, à la Wilkie Collins, je vous recommande fortement cette lecture, d'autant que le style de Le Fanu est toujours agréable et entraînant. Un auteur à redécouvrir, et pas seulement pour ses nouvelles fantastiques!