Depuis son enfance, Jacques Lantier est en proie à des pulsions assassines. Devenu mécanicien au Havre, il fait la connaissance du sous-chef de gare Roubaud et de Séverine, sa charmante épouse. Une nuit, alors que Jacques lutte avec ses démons intérieurs, il aperçoit dans un train lancé à pleine vitesse une scène de meurtre: un homme, en qui il reconnaîtra plus tard Roubaud, en égorge un autre avant de jeter le cadavre sur la voie. Mais, subjugué par la belle Séverine, Lantier hésite à dénoncer le coupable. Dès lors le trio criminel est formé. La femme, le mari et l'amant deviennent inséparables, unis par des liens complexes, dont le désir, la haine et la culpabilité ne sont pas exclus. Autour de ces protagonistes gravite une foule de personnages secondaires appartenant au monde du rail : le chauffeur Pecqueux et sa maîtresse Philomène, la famille du stationnaire Misard, le président Grandmorin, membre du conseil d’administration de la compagnie ferroviaire… Tout ce petit monde cache les plus noirs instincts, les vices les plus sordides, qui éclatent quelquefois en tragédie sur la ligne Le Havre-Paris.
Ce roman publié en 1890 est un volet de la grande fresque des Rougon-Macquart. Dans ce gigantesque projet, Zola se propose d’égaler la « Comédie humaine » de Balzac en racontant le destin d’une famille française sous le Second Empire. Après Gervaise (personnage de « l’Assommoir »), nous suivons ici son fils Jacques, frère cadet d’Etienne qui apparaît dans « Germinal ». Zola est le théoricien du naturalisme, ce courant qui a pour ambition d’offrir « une reproduction exacte de la vie » en littérature. Et il est vrai que l’auteur produit là un roman très documenté. Grâce à sa connaissance du monde ferroviaire, il décrit les machines et les gestes professionnels avec exactitude. Mais à y regarder de plus près, Zola semble voir la vie par le biais d’un verre déformant. Impossible de nier son penchant pour le sordide, pour les réalités les plus humbles ou les plus triviales. Ce roman en est une bonne illustration. Il s’agit d’une étude quasi clinique de la psychologie criminelle. Toutes les facettes du meurtre sont explorées. Il y a le meurtre crapuleux – celui du père Misard qui empoisonne sa femme pour l’argent -, le crime dicté par la jalousie – dont Roubaud et Flore offrent des exemples -; et puis il y a l’assassinat gratuit, cet acte purement bestial que médite Jacques Lantier à chaque fois qu’il désire une femme. Le mécanicien est ainsi présenté comme porteur d’une tare congénitale. Sous le regard scientifique de l’écrivain naturaliste, Jacques devient le descendant d’une longue lignée d'alcooliques qui lui ont transmis leur folie homicide. Car l'hérédité, au même titre que le milieu social, détermine les actions des personnages de Zola.
C’est un roman d’une violence rare, un concentré de scènes sordides ou sanglantes. Y sont décrits dans un style plutôt cru un horrible accident ferroviaire, un suicide et pas moins de quatre meurtres, sans oublier la violence conjugale, l’ivrognerie et l’adultère présents à chaque page. Il y a donc là une surenchère dans la laideur plutôt qu’une plate illustration de la réalité. Tout y est placé sous le signe de l’instinct, qu’il exprime la possession, la conservation ou la destruction. Zola nous montre ainsi l’homme primitif. Pendant les crises meurtrières de Jacques, c'est "l'autre", la bête avide de sang, qui prend le contrôle, annihilant sa volonté et sa conscience. D’ailleurs la locomotive Lison, personnage à part entière, est une métaphore de cette force brute qui se déchaîne sans freins – Zola compare souvent cette machine à un animal furieux.
« La bête humaine » contient aussi une puissante critique sociale. L’action se déroule sur 18 mois, de février 1869 à juillet 1870, et se termine avec l’entrée en guerre contre la Prusse. La France est alors sous la coupe d’un Empire déclinant. Zola montre ici l’inefficacité et même la corruption de la justice par le biais du Secrétaire général Camy-Lamotte. Celui-ci détruit une preuve décisive de l’affaire Roubaud pour sauvegarder la réputation du régime. Le président Grandmorin est une autre illustration de cette déchéance au sommet de l’Etat. Quant au juge Denizet, il est pétri d’orgueil et incapable de voir la vérité. Ce simulacre de justice va briser le seul innocent de l’affaire, Cabuche, un brave vagabond desservi par son physique bestial.
Malgré cette violence presque sauvage – ou précisément à cause d’elle -, « La bête humaine » est un immense roman, impossible à oublier. A cette étude psychologique et sociale, des plus intéressantes, s’ajoute un art consommé du suspense et une écriture presque visionnaire. Il y a quelque chose de fantastique dans cette locomotive qui fend la nuit ou la neige à une vitesse d’enfer. Quant aux descriptions de la Gare Saint-Lazare, elles rappellent immanquablement les peintures impressionnistes datant de cette même époque.