Discours d'un arbre sur la fragilité des hommes est un livre délicieusement ancien. Olivier Bleys m'a tout l'air d'avoir écrit pas mal de livres (qui me sont inconnus) pour les titres desquels il se donne du mal, mais je trouverais étonnant qu'ils révolutionnassent la littérature française. En tout cas, celui-ci, non.
(voilà, j'ai placé mon imparfait du subjonctif, je vais pouvoir continuer sans y penser)
Ceci posé, c'est un très bon roman. Je suis sûr qu'un critique du Masque et la Plume dira "un vrai roman", et ce sera l'occasion d'une première citation du "vrai roman":
Comment faire taire un homme? Je vais t'expliquer. Le volume de la cavité buccale est en moyenne de quinze centimètres cubes: ce sont deux poignées de ciment à prise rapide et trois coups de truelle pour l'enfourner jusqu'à la luette. Plus deux pincées de béton, une par narine...
Discours... est un roman à l'ancienne car on n'y trouve nulle trace de jeu narratif post-sixties et que les ressources du roman à personnages attachants et à thèmes enlacées y jouent à plein. Le centre de l’action est une famille chinoise en butte aux progrès de la Chine industrielle, et au centre de cette famille, celui que le narrateur appelle indifféremment "l'ouvrier", "le chef de famille", "Wei" et plus volontiers "monsieur Zhang", en butte à tout. Il est le héros intempestif, celui qui suit la ligne qu'il s'est tracée avec quelques valeurs incontournables (le respect dû aux parents morts et à leurs volontés, l'honneur des petits face aux grands) face au progrès aux conséquences absurdes. C'est un personnage burlesque et pathétique, sur qui la violence du monde s'exprime de façon feutrée la plupart du temps, et dans de grandes explosions parfois, mais dont l’opiniâtreté maladroite gagne notre sympathie de lecteur avide de héros positifs mais humains. Seconde citation pour illustrer tout ça:
Monsieur Zhang sauta dans le trou. (...) La situation lui apparut telle qu'elle était: épouvantable. Il n'avait pas mesuré que la pente fût si raide ni le trou si profond. Hisser les sacs sur l'autre bord excéderait probablement ses forces. Lui-même n'était pas sûr de pouvoir remonter. Quelle idée il avait eue de plonger là-dedans? Ça lui aurait pris vingt minutes de faire le tour, tandis qu'il en aurait pour des heures, peut-être, à sortir du piège.
Voilà. Monsieur Zhang est quelqu'un qui "ne fait pas le tour" quand ce serait nécessaire. Combien sommes-nous dans ce cas?
Autour de ce "caractère" que sa mise au premier plan permet de bien cerner gravitent les membres de la famille, auquel on peut rajouter l'ami Cheng, qui lui accompagne le progrès. Tous sont dessinés, mais moins fortement, et tous sont attachants. A l'exception du propriétaire de leur maison, monsieur Fan, et de son garde du corps, les êtres qui leur sont hostiles sont des foules indistinctes, des personnages-fonctions, des forces naturelles comme le froid ou le vent. Je pense qu'on voit sans peine qu'il n'y a là rien de bien neuf, mais de confortable, oui. C'est un roman-canapé défoncé.
Olivier Bleys profite aussi des outils solides et maniables que sont les retours des thèmes et la symbolique des lieux. Le froid et la misère sont ainsi systématiquement traités sous l'angle du rapport au charbon, noire denrée qui s'évapore un jour comme par magie et qui motive toutes les sorties de Zhang du refuge familial (sauf la dernière). Le corps est un baromètre fiable de toutes les relations sociales du roman et la répétition de certains gestes permet de lier subtilement certains épisodes; ainsi, à quelques dizaines de pages de distance, Zhang et sa fille grimpent sur des éminences, voient des signes de mauvais augure, puis descendent rapidement au point de choir pour finir. Enfin, les lieux participent d'une symbolique simple: à la maison pauvre et traditionnelle s'opposent les hôtels uniformisés et le repaire luxueux de Fan, au paysage de friche industrielle qui occupe la première moitié du roman l’activité industrielle surnaturelle de la seconde partie fait pendant. Ces moyens romanesques sont comme une signalisation familière, des panneaux dont on a oublié la signification exacte tant on est habitué à en faire un usage direct, instinctif. Là encore, c'est très confortable. Un canapé défoncé où notre silhouette est déjà imprimée.
Toutefois, deux traits de ce roman le rendent singuliers. Ce ne sont pas des traits novateurs, non non non, mais ils témoignent d'une machinerie plus subtile qu'il n'y paraît; en fait, ils garantissent que les facilités dont j'ai parlé sont tout à fait volontaires (car il est difficile de faire œuvre entièrement lisible, c'est très dur d'être transparent, la simplicité classique blablabla...).
Tout d'abord, bien qu'elle soit assez prévisible, l'histoire est étonnante, non pas dans son déroulement, mais dans son actualité. Tout comme il est étonnant que les vieux machins du roman marchent encore aussi bien, il est étonnant que cette histoire de miséreux expulsés de leur vie par la marche du progrès fonctionne encore. Combien de fois l'avons-nous entendue? Elle est chez Balzac, chez Hugo, chez Zola. Elle est dans les Barbapapas, qui commencent par habiter une vieille bicoque charmante que des engins de chantier viennent raser, pour construire un immeuble. Je suis certain qu'on pourrait la trouver dans tous les pays épargnés un temps par l'Histoire, comme l'affirmerait un ancien président. Que cette histoire convienne sans mal à la Chine d’aujourd’hui est une leçon à méditer (bon, oui, j'exagère un peu).
La deuxième caractéristique est quelque peu liée à la première. Le livre est drôle. Il me semble avoir retrouvé la formule qui rend si jouissive la lecture de Tortilla Flat de Steinbeck: un rire tendre, qui nous fait trouver les personnages tout à fait cools sans jamais avoir envie de vivre leur vie merdique. De plus, je trouve admirable que cette drôlerie, qui n'est pas du tout de l'ironie de supériorité ni une façon de décorer un tableau sinistre, cohabite bien avec des épisodes terrifiants, généralement liés à Fan, et des descriptions assez lyriques.
La neige s'était mise à tomber, telle une fraîche estompe adoucissant les tons et les contours du paysage. Tout ce que l'homme avait laissé ici de sale et d'anguleux, le noir des machines et des murs d'usine, les cheminées aux coiffes hérissées - tout cela s'émoussait peu à peu, enrobé d'ouate blanche. En particulier, l'estafilade des rails était cicatrisée.
C'est joli, c'est bien équilibré, mais on ne peut pas dire que l'idée que la neige adoucisse le paysage soit très neuve, ni que l'emploi de métaphores anthropomorphes nous projettent dans un ultra-modernité du XXI° sc. (d'ailleurs j'entends Robbe-Grillet pleurer d'outre-tombe sur sa vie inutile dans la dernière phrase). Un canapé défoncé chaud à certains endroits, frais à d'autres
Le plus singulier de ce livre, finalement, c'est son titre, et peut-être aussi sa façon de nommer choses et personnages. J'ai dit comment Zhang était dénommé; or, il n'est jamais traité comme un monsieur, n'est plus ouvrier au travail depuis cinq ans, et sa fonction de chef de famille est, disons, discutable. Même chose pour le livre: "De l'histoire qui va suivre, un arbre a été témoin." nous apprend la première phrase. Mais il n'assume pas pour autant la narration, comme on pourrait s'y attendre, et se contente de produire un thème discret tout au long du roman: c'est un sumac, qui produit de la laque, et beaucoup de surfaces vont se retrouver laquées, sols gelés, cieux obscurs, visages suants. Et à vrai dire, pour ce qui est de l'autre partie du titre, les hommes, du moins la famille Zhang, apparaissent certes vulnérables, mais solides finalement. Est-ce à dire que ce canapé défoncé mais confortable, fait pour notre corps et agréable à nos besoins variés, n'est pas un canapé, mais une méridienne? un sopha? une banquette? un clic-clac? Qu'il interroge la notion de canapé? Qu'il renverse les idées préconçues sur l'assise du lecteur? Pourquoi pas. Je serais bien en peine de le démontrer davantage. Je dirais, pour être sincère, que je soupçonne notre métaphore usée d'avoir un double fond, truc bien daté mais qui marche toujours, à l'image de l'exergue qui nous propose "Puissiez-vous vivre des temps intéressants", ce qui réjouit notre appétit d'actualité et de bouleversements, avant que nous poursuivions: "Vieille malédiction chinoise".