Dog Lands, de Tim Willocks
Ce bouquin m'est tombé par hasard sous la main. Je l'ai ouvert à la première page par simple curiosité : « Il était une fois, dans les Doglands […] un lévrier blanc qui donna naissance à quatre chiots dans un camp de prisonniers que les chiens appelaient la Fosse de Dedbonne. Ce lévrier s'appelait Keeva et elle avait prénommé son premier né Fulgul, ce qui signifie dans le langage des chiens « Le Brave ».
Keeva aima Fulgul dès la première seconde où elle le vit, mais tandis qu'elle léchait son nouveau-né […] son cœur s'emplissait de peur. Fulgul était né avec un terrible secret. Et elle savait que lorsque les maîtres découvriraient son secret, ils l’emmèneraient pour toujours. »
Ainsi dès l'ouverture nous pensons à travers un cerveau de chien. Leurs noms de chiens ne correspondent pas aux noms que les maîtres leur donnent. Ils développent une pensée complexe qui leur permet de comprendre une partie de la pensée humaine, et des mots des hommes, mais en même temps la distance entre ces deux pensées est telle que les absurdités de la pensée humaine deviennent évidentes, sans qu'il soit nécessaire de les dénoncer davantage (on pense au décalage dont procède le conte philosophique de la pensée des Lumières : Montesquieu, Diderot...). Très significatif le passage où Fulgul en fuite traverse un super marché. La très grande majorité des humains ne sort pas grandi de ce regard : ils sont futiles, ridicules, violents, âpres au gain, calculateurs sordides, assoiffés de dominations, serviles aussi. Les problèmes philosophiques sont ainsi amenés au premier plan : la liberté, la soumission volontaire ou résignée (on ne peut éviter de penser à La Boétie), les conditions de la domination, la servitude par lâcheté, la révolte, la solidarité et l'astuce indispensables pour vaincre malgré ses faiblesses, et l'amour sous toutes ses formes : maternel, filial, sexuel, amitié pure, fidélité à toutes épreuves, chagrin. Sans théorie, simplement vus à travers un regard de chien, de ce compagnon de l'homme depuis des millénaires, mais qui ici se souvient parois de sa liberté perdue, et nous rappelle la nôtre.
Est-ce mon peu de familiarité avec ce genre de littérature relevant de la fiction pure et donnant corps à un autre monde parallèle à celui dans lequel nous évoluons et que la familiarité nous rend si banal qu'on n'en perçoit plus les anomalies, qui m 'a tout de site accroché ? Est-ce la surprise parce que je ne soupçonnais pas une telle richesse : un auteur anglo-saxon, dans une édition Pocket – qui m'a permis de m'immerger si aisément et si profondément dans un monde autre et avec un bonheur extrême ? L'écriture est fluide (la traduction n'est pas perceptible), et la poésie est permanente. Dès l'ouverture comme on a pu le voir, mais tout autant dans quelques passages plus lyriques où est évoqué par exemple le monde des morts, qui jaillissent en images étonnantes dans l'apothéose finale de leur libération, après un combat qui relève de la pure tradition épique et de la geste moyenâgeuse lors de l'affrontement entre les deux univers, celui des opprimés qui ont pris conscience que la solidarité pouvait leur permettre de vaincre, celui de la force brutale des dominants qui les soumettaient depuis des temps immémoriaux. Un très grand livre qu'il faut lire à tout prix.
Il vaut bien une dizaine d'ouvrages philosophiques ou poétiques.