Deux frères ont aimé la même jeune fille il y a vingt, manquant de s’entretuer pour ses beaux yeux. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Les laissant se construire. Aujourd’hui, David et Marc ont quarante ans et quand Edith revient, leurs vies s’accélèrent soudain. C’est le doggy bag du titre : ce bout de vie qu’ils n’ont pas terminé ressurgit là.


Le pavé de Philippe Djian se dévore comme une série télévisée. Six saisons de dix chapitres chacune, des chapitres parfois extrêmement denses, parfois plus aérés. Comme la vie. Ici la vie chamboulée de plusieurs hommes et femmes qui se découvrent, se retrouvent et se haïssent, s’observent, se battent, se séduisent et se fuient. La vie en tous sens d’une famille qui se décompose les uns sur les autres. La recette à l’américaine, beaucoup de sexe et pas mal de violence, est maitrisée de manière jouissive par l’écrivain. Tout est dosé et chaque personnage est développé avec profondeur dans toute sa complexité. Et la galerie vaut le détour !


Les deux frères ont tout. Ils dirigent un garage haut-de-gamme et gagnent très bien leur vie. Célibataires heureux, ils vivent encore chez leur mère tout en courant les filles. Deux grands enfants qui n’ont accepté de responsabilités autres que professionnelles. Alors pour aussi gâtés qu’ils soient, l’insatisfaction les accompagne tant ils ont besoin de quelque chose qu’ils ne saisissent pas : « sans doute un résidu d’insatisfaction persistait-il toujours en dépit d’une certaine réussite, aucun ciel n’était-il vraiment bleu ». Malgré les nombreux espoirs de bonheur qui s’offrent aux protagonistes, Philippe Djian traite bien de la désillusion et des regrets transportés d’une vie : « elle revoyait des éclats de cette vie qui n’avait pas apporté que désolation et défaite, il faut bien l’avouer. A moins de raconter n’importe quoi. Or, la seule, la vraie question était celle-ci : Qu’avaient-ils connu de mieux depuis ? Hum ? D’accord ? Alors soyons sérieux une minute. Avaient-ils connu quelque chose d’aussi violent, d’aussi sidérant, d’aussi essentiel, depuis qu’ils s’étaient quittés ? Comme tout paraissait fade, à côté, il fallait bien le reconnaitre. Comme tout semblait périssable ». Edith fait des choix radicaux pour s’assurer enfin le bonheur après vingt ans passés à l’écart de ceux qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Des choix qui portent leurs fruits, qui, malgré les aléas du quotidien, les doutes et les inquiétudes, lui apporte enfin stabilité et épanouissement, et pourtant à ses yeux « la quarantaine avait toutes les allures d’un âge difficile. Objectivement. On y voyait s’affronter des forces antagonistes, des élans s’opposer, des lignes droites se tordre. Rien de très simple ne semblait devoir sortir de tout ça ». Les deux frères expriment cette même désillusion qui s’aliment de leurs constantes insatisfactions, et il ne s’agit pas seulement des personnages principaux. Tous vivent de désillusions. Leurs parents, leurs amis, leur secrétaire. Roberto, le meilleur ami des deux frères aussi ressent le désenchantement : « il voyait leur jeunesse, le tumulte de cette époque mémorable, s’enfuir à tout jamais, ce qu’ils avaient été disparaître comme un lourd et mélancolique bâtiment de marine coulé par le fond dans une eau verte, troublée d’algues microscopiques ». Les interrogations et les actes de Victor Sollens, père des deux garçons, en sont un parfait exemple tant sa remise en question totale à l’approche de la mort prennent une importance vitale et une résonnance particulière. A soixante-dix ans, il tente sans illusion mais avec beaucoup d’espoir, de rattraper le temps perdu : « Certains vieillards avaient cette chance, la chance de connaitre l’apaisement, de finir dans un bain de lait tiède, au milieu de fleurs de lotus, mais pas lui. Lui n’aurait pas cette chance ». Tous les personnages sont traversés de doutes. Quand tous recherchent la même chose, l’évidence et la chaleur d’un regard aimant, aucun ne s’en contente.


Philippe Djian raconte les paradoxes de l’âme humaine et dresse dans ce roman le constat effroyable d’une époque cynique qui porte nos vies dans une frénésie qui nous fait oublier l’essentiel. Et peut-être est-ce simplement humain : « Dans quelques jours, la famille allait être réunie. Des millions de familles allaient être réunies. Etait-ce de là que naissaient les tremblements de terre, les volcans, les cyclones, de ces terribles rassemblements à la même date, de ces concentrations ? Cela pouvait-il provoquer des réactions en chaîne, des phénomènes irréversibles ? »
La puissance des catastrophes ne se mesure qu’aux attentes qu’ont les hommes. Les relations toujours sont tendues, mues par autre chose que de la simple bienveillance. Tous jonglent aussi diplomatiquement que possible avec leur entourage, comme dans la vie nous jonglons avec le nôtre. Famille, collègues, voisins. Mais Philippe Djian juge peu ses personnages. Les tensions naissent rarement de pure méchanceté. Chacun est mu de nombreuses aspirations et de différentes motivations et pour autant que chacun souhaite le meilleur aux autres, il se bat d’abord contre lui-même. Contre ses secrets, contre ses angoisses, contre ses dépendances, la liste est longue. L’intensité des évènements bouscule, meurtri plus qu’on ne veut le croire. Et l’interaction obligée des personnages ne leur laisse parfois guère le choix. Ils sont avant de penser. Ils sont et quand ils y pensent, ils ne peuvent plus que faire avec. Même savoir, tenter de garder le contrôle, de se maitriser, de se retenir, ne suffit pas toujours. Philippe Djian explore depuis longtemps la faiblesse des volontés humaines et la difficulté d’être. Doggy Bag n’échappe pas à cet intérêt et, comme souvent, la peinture palpite de justesse.


L’autre aspect, moins évident mais toujours présent comme une toile de fond tirant la métaphore des désillusions de l’âme humaine, c’est l’importance d’une nature déréglée : violente, abimée. La nature joue comme un reflet des dysfonctionnements collatéraux de nos sociétés d’abondance. Comment ne pas voir le ciel malade qui monte : « la silhouette de l’auditorium se découpait sur un horizon laiteux qui n’augurait guère d’une prochaine remontée du thermomètre – le matin tremblait comme de la gelée translucide, le soleil flottait comme le jaune dans le blanc d’un œuf cru ». L’image est puissamment évocatrice. La nature n’aura de cesse, tout au long du récit, de s’emporter et de s’imposer. D’être le thermomètre de l’état d’esprit des personnages. Qu’ils s’adaptent ou non aux sursauts climatiques selon ce qu’ils traversent. Le dérèglement météorologique avec lequel Philippe Djian s’amuse, est alors un élément narratif à part entière. Prolongeant les chaleurs estivales et le ciel bleu jusqu’au mois de décembre, il fait ressentir à ses personnages d’abord leur propre instabilité, mais annonce aussi au lecteur l’imminence pesante d’un probable drame. Il y a comme un jeu de tensions dans l’atmosphère qui emmène le lecteur toujours plus avant. Jusqu’au bout, les caprices de la nature se confondent à l’ambiance familiale des Sollens : « Le ronflement venait de l’extérieur, du fleuve qui s’était remis en marche et grondait comme un sac de noix déversé dans une goulotte, grinçait comme un concert de fauteuils à bascule à mesure que se broyait la glace qui l’emprisonnait. Lugubre ». L’instant figé dans lequel les hommes et les femmes de cette famille tentent de se maintenir n’existe jamais que dans l’éphémère. « Au loin, de l’autre côté du fleuve, le soleil se couchait entre les tours du centre-ville où là encore le génie de l’homme se révélait, dans toute sa grandeur et sa finesse, dans sa profonde capacité à s’adapter aux beautés de la nature, à jouer avec la lumière, toutes les lumières, à créer des formes qui ne pouvaient que provoquer admiration et respect, pour une fois – même si fusées et navettes se déglinguaient encore dans la stratosphère, même si l’humanité s’employait tranquillement et obstinément à se détruire, bien sûr ». La nature reprend ses droits. La vie suit son cours. Irrémédiablement.


Doggy Bag n’est pas le meilleur livre de Philippe Djian, loin de là. Ni pour l’histoire, trop épaisse pour dégager un essentiel comme dans plusieurs romans majeurs de l’auteur, ni pour l’écriture, bien que merveilleusement adaptée au format exigé par l’exercice de style certes. Un exercice absolument maitrisé puisque l’auteur atteint ici un incontestable statut de page-turner : très vite les innombrables défauts des différents membres de cette famille nous apparaissent et pourtant, je n’ai pas pu poser le livre. Chaque chapitre nous emmène vers le prochain en continuant toujours de densifier et de compliquer les multiples enjeux de chacun des protagonistes. Un roman idéal pour les amateurs de séries américaines denses et captivantes, à condition d’aimer le sexe, le cul et de supporter la violence autant que le pardon.
Une œuvre évidement pour les fans de Philippe Djian également, qui connaissent et aiment depuis longtemps la justesse de ses observations du genre humain et son regard désabusé sur la société : « Que de déceptions l’Occident causait par moments. Que de fanfaronnades, souvent ». Quoi de mieux qu’une bonne fiction pour réfléchir sur le monde qui nous entoure et sur celui qui nous habite ? Quoi de mieux qu’une bonne fiction pour affronter nos propres réalités ?


      Matthieu Marsan-Bacheré
Matthieu_Marsan-Bach
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Créée

le 13 janv. 2015

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