Certaines lectures proposent une montée en puissance : au fil des pages, les lignes qui défilent sous nos yeux nous offrent des éléments de plus en plus intéressants si bien qu'on termine l'ouvrage avec le sentiment d'avoir appris beaucoup. Donner... Une histoire de l'altruisme appartient à cette catégorie et montre tout l'intérêt qu'il y a à enquêter sur l'altruisme dans nos sociétés contemporaines.


Détail qui a son importance : l'ouvrage est rédigé dans un style clair. L'auteur fait preuve de pédagogie tout au long des pages aussi le livre peut être lu par tout un chacun et ne réclame pas de prérequis en sociologie ou en économie.


Critiquer l'économie


L'ouvrage est divisée en trois parties d'inégale longueur. La première présente une critique théorique de l’économie politique d’un point de vue sociologique et met en avant les travaux d'Auguste Comte, de Durkheim et des durkheimiens (notamment Simiand et Mauss) et de Bourdieu. Autant d'auteurs que nous retrouverons par la suite. Si Philippe Steiner souligne le fait que la plupart de ces auteurs n'ont qu'une connaissance médiocre de l'économie cela n'empêche pas qu'il y ait une "remarquable continuité" (p. 20) et une pertinence réelle dans les critiques qu'ils adressent à l'économie, ce "savoir prématuré" aux yeux de Comte.


Parmi les principaux reproches formulés, on peut citer la trop grande place accordée à l'Homo Oeconomicus, au choix rationnel, à l'intérêt personnel (matériel), à l'échange marchand ainsi que le contenu normatif présent dans le discours des économistes. Même la loi de l'offre et de la demande se voit critiquée au motif que ses fondements empiriques sont loin d'être évidents. En somme les hypothèses de base de l'économie et sa méthodologie ne sont guère jugées satisfaisantes. Ces éléments mis en place, l'ouvrage aborde alors un second moment.


S'écarter de la logique marchande


En effet, en s'intéressant à l'altruisme et au don, la sociologie s'attaque à un des piliers de la science économique : l'échange marchand. La seconde partie de l'ouvrage (chapitres 2 à 5) est alors dédiée aux multiples échanges qui s’écartent de la logique marchande. Le point de départ est fourni par Auguste Comte et l'altruisme présent, notamment au sein de la famille (la société étant pour lui composée de familles et non d'individus). Philippe Steiner prolonge le message comtien avec l'étude des transferts familiaux et le message au clair : vu les montants considérables de richesses qui sont transférées au sein de la famille (voir les travaux de Thomas Piketty pour l'héritage), ces pratiques qui échappent à la logique marchande ne sont pas négligeables.


Les durkheimiens entrent ensuite en scène avec Émile Durkheim et surtout Marcel Mauss et son Essai sur le don pour montrer que les systèmes de dons contre-dons ne sont pas des survivances du passé. Un thème actualisé par Steiner car à notre époque, les dons transitent souvent par des organisations. Il y a des dons « mécaniques » et « organisationnels » (collectes de sang, transplantations d'organes), ces derniers reposant sur des relations sociales impersonnelles ce qui les rapprochent, en partie, des échanges marchands.


Le moment Bourdieu est celui qui m'a le plus intéressé dans cette partie. Outre la présentation des travaux de Pierre Bourdieu (sur la logique de l'honneur et la mise à jour d'un intérêt différent de celui des économistes, le brouillage des frontières entre comportements désintéressés et intéressés...), l'auteur propose un prolongement des éléments concernant l'échange de biens symboliques (des biens qui échappent à la logique marchande car ayant aussi une dimension culturelle par exemple : choisir la bonne bouteille, le bon avocat, le bon tableau...). En effet, Bourdieu n'accorde pas une grande place à la question de savoir comment, en pratique, l'offre et la demande se rencontrent. Philippe Steiner propose alors d'étudier la commercialisation des biens symboliques en prenant appui sur les travaux de Lucien Karpik avec l'économie des singularités (p. 232-255). Une démarche convaincante qui permet de comprendre pourquoi, quand il est question de biens singuliers, on ne cherche pas le meilleur rapport qualité/prix mais le bien qui permet de projeter la meilleure image de soi (faire preuve de bon goût, consommation ostentatoire...) ou encore pourquoi certains biens affichent une telle déconnexion entre le contenu objectif du bien et son prix de vente.


La Grande Performation


Á ce stade, les personnes qui ont pu prendre contact avec la sociologie n'auront pas forcément le sentiment d'avoir appris grand chose. C'est alors qu'arrive la troisième partie du livre (pages 287-381), la plus riche sans doute. Philippe Steiner développe une réflexion sur le rôle que jouent les représentations (pratiques ou construites) de l’économie sur les comportements individuels et collectifs, abordant ainsi les effets performatifs de la science économique.


En effet, la théorie économique n'est pas qu'un savoir abstrait. Via l'économie expérimentale, l’ingénierie économique, les nudges, le market design, les évolutions technologiques elle a des applications très concrètes, de l'allocation des internes en médecine à la procédure APB en passant par les marchés financiers. Aussi l'économie s'inscrit-elle dans des dispositifs d’échange qui ne réclament même pas que l'individu ait connaissance de la théorie économique : le dispositif est conçu pour que l'individu se comporte comme s'il la connaissait. Va mon/ma petit.e, on s'occupe de tout pour toi...


Si tous ces dispositifs ne sont pas parfaits cette montée en puissance de l'expertise économique et ce type d'applications ont des implications loin d'être anodines du point de vue du comportement et des valeurs, quand bien même notre société demeure altruiste. Philippe Steiner plaide alors pour que les sociologues n'abandonnent pas aux économistes la construction et la mise en forme de ces dispositifs. Comme le dit l'auteur en conclusion, "il est possible de se saisir des sciences sociales pour limiter l'emprise de l'économie marchande sur les sociétés contemporaines" (p. 386). L'enjeu politique est alors fort, qui renvoie à deux questions centrales : "quelle place va-t-on accorder aux différentes arènes d'échanges ? Quelle place accorder à l'altruisme et à l'intérêt ?"


Des recherches qui valent bien une heure de peine


Alors qu'une polémique a récemment émergé autour du concours CNRS 2017, l'ouvrage de Philippe Steiner offre une démonstration de ce que la sociologie peut apporter à notre compréhension du monde contemporain. En repartant d'auteurs classiques pour mieux actualiser leurs propos, il montre que les pratiques relevant de l'altruisme sont bien plus nombreuses qu'on ne pourrait le penser. En procédant de manière progressive et pédagogique, il met à jour les enjeux sociaux et politiques derrière la création de marchés, de dispositifs d'échange relevant de la théorie économique. Dévoiler et expliquer certains faits sociaux pour permettre au lecteur de mieux comprendre le monde qui l'entoure : ce n'est pas le moindre des mérites de cet ouvrage.


Avis un peu plus conséquent disponible par ici.

Anvil
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le 26 juin 2017

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Anvil

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