Ce récit (titre original Kaidô-ki), du genre appelé kikô (récit de voyage aux accents contemplatifs), illustre une manière qui remonte au VIIIè siècle. Le manuscrit original, daté du printemps 1223 (d’après la postface, le voyage daterait de l’été) et enfin traduit en français nous apporte d’intéressantes informations sur le Japon de l’époque. Rédigé par un moine japonais resté anonyme, il vaut pour ses descriptions sensibles et inspirées, un aspect poétique indéniable, ainsi que pour son caractère historique : modes de vie et mentalités à une époque qui voyait le plein essor du bouddhisme.
Tout ce que nous savons de l’auteur est le peu qu'il dit sur sa personne. On sent que ce voyage lui tient à cœur, qu’il y pensait depuis longtemps et qu’il l’a reporté maintes fois. Ce faisant, il s’est mis dans une situation de dilemme moral. Ayant dépassé la cinquantaine, il voyait sa mère vieillir et baisser. Il lui devenait de plus en plus difficile de se décider, peinant à quitter ses habitudes et s’attendant à un effort physique chaque année plus pénible. Malheureusement, pendant tout son voyage, il se demande si, à son retour, il trouvera sa mère encore en vie. L’auteur entreprend le voyage après une période de troubles qui a vu la disparition au combat d'un ami très cher. On peut imaginer qu’il a finalement décidé que c’était le moment ou jamais.
A l'époque, Kyoto d’où il part était la capitale du Japon. D’une longueur d’environ 450 km, le voyage vers Kamakura, à cheval et dans des conditions modestes, se faisait en une quinzaine de jours, sur une route connue (le Tôkaidô), car empruntée par de nombreux voyageurs. Visiblement, l'auteur de ce récit en avait connaissance, car il avait un certain nombre d'attentes sur les sites et lieux qu'il comptait voir. Une fois le rivage atteint, la route en question longe la mer.
Le récit se présente comme une succession d'impressions notées au jour le jour. Mais, si l’auteur mentionne à chaque fois le passage au lendemain, il se contente de passer à la ligne, comme si la présentation générale de son texte n’avait guère d’importance à ses yeux, alors que les spécialistes relèvent qu’il se conforme à des règles bien précises pour ses passages en vers. On peut donc se demander si l’auteur envisageait la publication de son œuvre. Il faut bien entendu garder à l’esprit que l’éventuelle diffusion du texte, ne pouvait en rien être comparable avec ce qu’on connaît aujourd’hui. Pour la rendre publique, l’œuvre devait être copiée. Bien qu’il ne mentionne pas comment il occupait ses journées avant de partir en voyage, peut-être l’auteur copiait-il d’autres œuvres que la sienne. En effet, les spécialistes relèvent dans son texte des allusions évidentes à des œuvres considérées comme des classiques de la littérature chinoise. D’ailleurs, il écrit dans une langue particulière, utilisant régulièrement un vocabulaire chinois de type raffiné. De manière générale, à l’époque, la culture chinoise bénéficiait d’une haute estime. Extrait choisi pour donner une idée de son style :
« Les sites renommés ne suscitent pas toujours l’émotion, ceux qu’on vante à nos oreilles ne captivent pas toujours le regard. Mais cette baie offre un spectacle à la hauteur de sa réputation. Ici, à mesure que j’avance toujours trempé, lavé par les vagues, voilà que mon cœur souillé se fait limpide. Oui, c’est à juste titre que ce lieu a reçu le nom de Kiyomi – vue pure. »
Il semblerait que l'auteur n'ait rédigé son récit qu'après son retour, peut-être en consultant des notes qu'il aurait prises en cours de route. Il agrémente son récit de sortes de parenthèses pour évoquer des faits historiques et surtout quelques légendes. Enfin, il le parsème de nombreux - et courts - passages en vers. Il semblerait que ce soit quelque chose de très codifié, même s'il ne s'agit pas du haïku qu'on imagine au premier abord. Il est probable que le moine avait quelques réflexes en ce domaine, peut-être une longue pratique et une inspiration magnifiée par les découvertes faites pendant ce voyage. Qui sait, peut-être cherchait-il à produire une œuvre de qualité pour justifier sa décision de partir malgré son dilemme moral ?
Le texte renvoie vers de nombreuses notes sur des points précis qu’on trouve avant la postface, d’une belle érudition (riche mais accessible), qui explicite de nombreux aspects permettant de mieux apprécier et comprendre les subtilités. En longeant la mer de Kyoto à Kamakura apporte un judicieux complément à Notes de ma cabane de moine qui date de la même période et accessible grâce au remarquable travail éditorial d’une équipe de passionnés (Le bruit du temps).
Pour conclure, mon préféré parmi les passages en vers :
"De chaque homme
courant ça et là,
le cœur est différent
mais pour traverser la vie
le chemin est le même"