Qui n'a jamais souhaité quitter le bruit assourdissant des villes pour se construire un mât de cocagne dans un hameau bucolique ? En Rade (qu'on pourrait traduire "A l'Abandon") nous invite à y réfléchir à deux fois car l'Enfer dépeint par Huysmans à forts adjectifs alambiqués n'a rien d'une partie de plaisir.
Comme dans A Rebours et Là-Bas, nous suivons les déboires d'un bourgeois esthète "fin de race", Jacques, et de sa femme, névropathe et affaiblié, loin du monde et de ses remous. Ormis qu'ici il ne s'agit pas d'un choix d'éloignement délibéré, le couple de Jacques et Louise étant contraint par la nécessité et de trop nombreuses dettes de quitter Paris pour s'installer dans une ruine impossible à entretenir et laissée à l'abandon depuis quelques siècles.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'air de la campagne ne leur réussit pas, les paysages décrits par Huysmans sont rabougris, chaotiques, absurdes, l'air est vicié, irrespirable, tantôt le climat est trop humide, tantôt trop sec, jouant constamment sur les nerfs des deux Parisiens de constitution trop fragile pour supporter les hivers comme les étés.
Le couple dépérit lentement, arrassé par les problèmes pécuniers, le manque de confort et l'isolement, c'est une mort lente de l'esprit qui les assaille. Les habitants du hameau sont désespérants, celui-ci est peuplé d'éleveurs illettrés, avares (attendez de lire la fin pour vous faire une idée) et ivrognes au dernier degré.
Ne reste qu'une issue pour Jacques : le rêve, et c'est là que les talents lyriques et poétiques de l'auteur se manifestent le mieux, le roman de premier abord très naturaliste dans sa description de la misère humaine se pare alors d'une aura surnaturelle qui sans impacter sur les destinées tragicomiques du couple, temoigne d'un intérêt de Huysmans pour l'occultisme et la magie (qui se manifeste au plus haut degré de sophistication dans Là-Bas). En un sens, ce roman est celui du désenchantement, prenant la mesure de l'écart qui sépare l'idéal de la vérité (idéal romantique versus vérité romanesque), à noter que la clé de voûte de ce petit roman (220 pages au bas mot) ne se trouve que dans les dernières pages, dans le rêve de Jacques.