Pourquoi les moines s'affairent-ils ?

Il faut d'emblée avertir le lecteur Occidental : les Entretiens de Milinda et Nāgasena ont toutes les chances de le laisser perplexe. Le premier obstacle est que les questions du roi Milinda ne lui sont pas intelligibles. La réaction normale devant de telles interrogations est en effet de se demander si le roi n'est pas un benêt ou un enfant insatiable de questions stupides. Les réponses formulées par le sage Nāgasena sont parfois encore plus obscures et ne l'éclaireront pas davantage. Il faut reconnaître qu'à défaut d'en disposer des codes, cette littérature est hermétique. Voici plutôt :

L'océan, vénérable, est appelé "océan" : pour quelle raison donne-t-on ce nom à de l'eau ? - On l'appelle ainsi parce qu'il contient autant de sel que d'eau. - Et pour quelle raison l'océan n'a-t-il qu'une saveur, celle du sel ? - C'est parce que l'eau y séjourne depuis longtemps. - Tu es habile, vénérable Nāgasena.

Un autre aspect propre à déboussoler le lecteur vient de la méthode argumentative. Ici, l'accumulation d'exemples joue le rôle d'une preuve, la comparaison a valeur de démonstration. Il ne faut donc pas s'étonner si le sage doit posséder une qualité du pigeon domestique, une qualité de la fourmi blanche, deux qualités du vieux chacal et une qualité de la cruche à eau. Davantage un inventaire qu'un raisonnement.

Finalement, le troisième obstacle est stylistique. Les Entretiens de Milinda et Nāgasena n'ont pas l'étoffe des dialogues de Platon ou d'Augustin. En fait, les entretiens paraissent un simple habillage pour exposer une doctrine bouddhiste. Le roi pose des questions, le sage y répond. Les entretiens ne sont pas une méthode dialectique afin d'approcher la vérité, ils ne sont pas un effort intellectuel commun pour tenter de répondre à un problème philosophique que l'individu seul ne saurait percer. Invariablement, 1) l'élève questionne, 2) le maître instruit, 3) l'élève acquiesce "Tu es habile, vénérable Nāgasena".

Un détour par la tradition chrétienne est instructif. Les dialogues d'Augustin sont conçus comme des actes de parole propices à faire survenir une vérité qu'aucun des deux protagonistes ne possède initialement. Cette vérité recherchée peut les investir sous la forme d'une parole de Dieu s'exprimant par leurs bouches. Evodius participe activement à la révélation tandis que Milinda apprend la vérité du sage qui la possède. Dans l'Inde ancienne, la connaissance d'un texte sacré confère un pouvoir, sa récitation oblige les dieux. Dans le monde chrétien, le croyant est ignorant mais, pourvu qu'il ait foi en le Christ, sa parole se chargera d'efficace. D'un côté la tentative d'un système classificatoire exhaustif englobant l'univers, l'obsession de l'ordre et de la connaissance (voir ce qu'écrit Descola à propos des régimes analogiques dans Par-delà nature et culture) - les Entretiens de Milinda et Nāgasena en sont un témoignage précieux. De l'autre, la tentation de la vie juste tandis que les Voies du Seigneur sont impénétrables.