Cannibales dans le blizzard
L’Américaine Laura Kasischke a le chic pour vous planter en quelques mots une atmosphère bien poisseuse et vous y engluer jusqu’à la fin. Elle le fait de manière insidieuse, par strates successives qui, mine de rien, au détour parfois d’une phrase anodine, ajoutent peu à peu des informations décisives sur les enjeux de l’intrigue et le comportement des personnages.
Ce qui, au début, ne paraît être qu’un jeu de répétitions de mots et de phrases (dont l’obsessionnelle "Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux" qui ouvre le roman), devient un système de construction circulaire dans lequel le lecteur se retrouve enfermé jusqu’à l’asphyxie. Laura Kasischke écrit comme un boa constrictor étouffe sa proie, lentement mais sûrement.
Ce huis clos inquiet trouve pourtant des échappées grâce à des flashbacks nous ramenant soit en Sibérie, au moment où Eric et Holly sont allés chercher Tatiana encore bébé pour l’adopter, soit dans des épisodes de la vie familiale. Des souvenirs parsemés de signes et de symboles jouant sur le registre de l’horreur sourde (une petite tombe dans un jardin, une porte fermée sur une pièce interdite…), qui ne font rien pour alléger l’atmosphère, et amènent eux aussi à la terrible conclusion de l’histoire.
Chantre de l’étrangeté quotidienne, où l’objet le plus anodin peut devenir vecteur de mystère ou de menace pour peu qu’on le regarde sous un angle différent, Laura Kasischke signe avec Esprit d’hiver un drame psychologique retors, doublé d’un roman d’angoisse terriblement obsédant, qui laissera des traces dans votre imaginaire bien longtemps après avoir refermé le livre. Redoutable.