L'inquiétante étrangeté du monde de Kasischke
D’un livre à l’autre, Laura Kasischke nous fait vivre de l’intérieur le sentiment d’étrangeté qui peut s’emparer des êtres les plus normaux en apparence, la pellicule un peu sale qui recouvre un matin les objets les plus familiers, et finalement le bruit sec de la déchirure qu’on appelle psychose ou tragédie. Esprit d’hiver n’est pas le plus grand des Kasichke : il n’a pas l’onirisme de La Vie devant ses yeux, l’efficacité d’Un oiseau blanc dans le blizzard ou l’invention un peu folle d’En un monde parfait ; mais il travaille au plus près des fantasmes de son auteur : qu’est-ce que le refoulé nous crie si fort que nous l’entendons même quand nous ne l’écoutons pas ? C’est le génie de cette auteure de faire surgir l’urgence dans l’univers le plus familier, d’interroger les soubassements de l’amour et de la négligence – de l’amour et de la négligence maternels – en faisant parler les choses les plus communes : un rôti de bœuf que l’on défait de sa protection en cellophane, un verre cassé dont on récupère péniblement les débris entre les rainures du parquet… Kasischke a choisi une fois pour toutes de se mettre à l’écoute de ce qui est muet ou machinal, de ce que nous savons qui est là, enfoui tout près, et qui ne demande qu’à se faire oublier jusqu’à la catastrophe. Sans bruit, sans péripéties, sans changement de décor et presque sans personnages, elle invente livre après livre le genre du thriller domestique.