Quelque part entre le magazine et le manifeste, Fire !! est une revue, dont l’unique numéro financé a vu le jour en novembre 1926, qui avait pour but d’offrir à de jeunes artistes et intellectuels noirs des deux sexes un espace de réaction et de contre-proposition littéraire, dans le cadre de la Renaissance d’Harlem, face à un discours artistique afro-américain centré alors sur l’activisme politique.
Les textes présentés dans la revue, qu’ils adoptent le genre du théâtre, de la narration ou de la poésie, auront ainsi en général pour fonction de peindre les ambiguïtés identitaires d’une communauté noire meurtrie par les déterminismes social et racial – et ce même au sein de leur propre groupe. Le discours n’y est pas tellement construit à destination d’un lectorat à éduquer que suggéré à travers des portraits en situation, à travers lesquels il convient d’analyser les symboles.
La première histoire, « Cordelia the crude », présenté comme un « sketch », met en scène avec beaucoup de tendresse amère la naissance de la vocation de prostituées chez une jeune femme déracinée, forcée dans un contexte urbain qui ne lui convient pas, sans accompagnement. Il illustre bien la tendance de la revue à se maintenir dans une sorte de suspend quant au jugement qu’il faut accoler aux comportements de ses personnages.
La pièce « Color Struck » va illustrer, à travers quatre tableaux, la douleur confinant à la folie d’une femme à la peau sombre ayant intégré le stigmate, entretenant vis-à-vis d’elle même un préjugé coloriste auto-destructeur qui va la détruire. Le morceau est intéressant, surtout dans sa quatrième partie, et l’approche sociologique des pratiques communautaires qui le précède n’est pas sans pertinence ; mais c’est un peu dur à gober.
« Flame from the dark tower », du nom de son premier poème, ouvre une série de huit poèmes, tous bons à leur manière, se plaçant pour la plupart dans la subjectivité d’un observateur repoussé dans une marge sur fond d’appréhension mélancolique de la ville ou de la nature. On est en terrain plus balisé ici, surtout pour qui a déjà un peu tapé dans la poésie noire de l’entre-deux guerres, mais c’est chouette et permet une bascule agréable au milieu de la revue.
Une courte nouvelle, « Wedding Day », constitue l’addition suivante au tableau. Elle décrit avec efficacité, brièveté et désabusement, dans une esthétique du rire jaune et grimaçant, l’illusion qu’entretient un boxeur massif à Paris dans l’après-guerre quant à sa possibilité à franchir, sentimentalement, la barrière de la race comme de la classe. C’est un des morceaux les plus immédiatement agréables de la proposition, à mon avis.
« Smoke, Lilies and Jade » se présente comme la première partie d’un inachevé roman-feuilleton. Ce morceau compte parmi les moments les plus expérimentaux et peut-être également les plus audacieux du recueil. Alex, un jeune artiste sans succès, à la mort de son père, pérégrine à travers les rues, ce qui va l’amener, dans une méditation poétique et lancinante autour du bleu de la fumée, à expérimenter la bisexualité et la perte de ses repères. Le tout est ponctué uniquement par de la suspension à travers laquelle les propos s’enchaînent en anadiploses ininterrompues, dans un montage très flux de conscience. Très beau morceau, provoquant.
La dernière part narrative du recueil est offerte avec « Sweat », une nouvelle de mœurs au cours de laquelle la maltraitance d’une lavandière vieillie par son mari va tourner finalement à la tragédie familiale. Peut-être la part qui me semble la moins percutante de la collection, le ton s’y fait fréquemment trop didactique et constitue une redite partielle de « Color Struck », de la même autrice, insistant là encore dans une approche plus féministe sur la reproduction par les hommes d’un discours ségréguant au sein de leur propre communauté.
Deux petits essais de polémique viennent clore le recueil ; plus circonstanciels et référentiels, ils s’en prennent aux voix qui parmi la communauté noire se sont engagées dans une mauvaise défense de leur identité culturelle. Le ton est plus moqueur qu’agressif et l’approche se fait moins immédiatement universalisable que le reste, perdant un peu de sa portée cent ans plus tard coupée de son contexte de diffusion initiale.
J’omets dans cette présentation quelques dessins de facture intéressante et une courte préface en forme de poème sur la puissance destructrice du feu qui constituent l’habillage attendu de ce type de production.
Fire !! constitue une lecture riche et propice à des questionnements fructueux. J’apprécie beaucoup la plasticité de la forme de la revue qui permet de superposer depuis toutes les approches littéraires (voire non-littéraires) possibles un questionnement constant autour de la meilleure manière de ciseler son expression. On s’étonnera – ou non –, loin de certains clichés persistants sur l’écriture des minorités raciales ou sexuelles, de se plonger dans une ambiguïté, une ambivalence assez touchante d’un collectif de penseurs ou de senteurs qui cherchent à créer la singularité de leur positionnement dans une double tendance de monstration (y compris du mauvais) et de revendication. Cette approche double ne sera pas sans rappeler d’ailleurs les grands canons de la négritude en Europe dont j’ai trouvé tous les questionnements déjà posés en esquisse. Une bonne lecture.
Notons comme léger appendice stylistique un geste inspirant, surtout chez Zora Neale Hurston, d’intégrer tout un argot et une prononciation afro-américaine dans la lettre même du texte qui fait de la revue un objet linguistique très agréable à parcourir pour qui la question intéresse ; « Ah don’t keer how bad Ah skeer you », « He done beat huh ‘nough tuh kill three women », « dey treats ‘em jes lak dey do a cane-chew », les « is » généralisés pour tout verbe être, comme la marque -s, les « useter » pour used to ou les gointer pour « going to », « Gawd » etc.
Notons comme appendice éditorial corollaire à ce dernier élément que l’édition anglaise disponible de la VO est absolument dégueulasse, puisque c’est une impression Amazon sur demande ultra pixelisée et salement encrée, qui n’est pas loin de ruiner totalement les dessins voire de rendre le texte peu lisible par endroits. Le texte a été édité en français par Ypsilon dans une très belle maquette mais quid de ce travail sur le langage, je ne saurais le dire.
Je m’attendais en lisant Fire !! à quelque chose de beaucoup plus violent que ce que le titre offre dans sa lettre, et on peut s’étonner des réactions négatives qu’il a pu susciter parmi la communauté noire à l’époque autorisée. C’est précisément dans ce décalage que réside la force de cet unique numéro ayant su s’imposer comme un objet culte malgré sa très mince diffusion. Il incarne en lui-même le désir de se déterminer hors des discours, y compris et surtout de ceux portés par ceux qui se pensent nos émancipateurs : c’est cet acte de liberté important qu’il s’agit de consacrer ici.
Il pourrait paraître ironique et providentiel de voir un magazine intitulé Fire s’interrompre au bout d’un seul numéro à la suite de l’incendie de ses locaux ; mais un incendie n’a pas besoin de brûler longtemps pour compter. Il n’a qu’à fournir la quantité d’énergie nécessaire pour tenir jusqu’à demain.