Heiner Müller, un des dramaturges les plus importants du 20e siècle, a arrêté d’écrire du théâtre après la chute de la RDA. Pour lui, le théâtre était la forme fondamentale pour arriver à parler de la RDA, en louvoyant par les allusions, les ellipses et les expérimentations, car la censure veillait et s’attaquait à tout ; une bonne partie de Guerre sans bataille est d’ailleurs le récit de ses démêlés avec la censure est-allemande.


Dans cette autobiographie, Müller peut enfin révéler directement le quotidien qui était celui de la RDA. Il y a une forme de jouissance : là où les pièces devaient contourner la censure par des procédés complexes, il peut désormais s’exprimer à visage découvert. Ce n’est pas pour rien que la forme choisie est celle d’entretien : le livre reprend un matériau de milliers de pages de discussions avec des journalistes, et garde la structure de question/réponse. Le dispositif littéraire est donc celui d’une impression d’oralité, avec au centre, d’une manière incroyablement réussie, le sens de l’anecdote, du conte, du récit rapide. On découvre, à la fin de sa vie, que Müller était un incroyable conteur, qui jusque-là ne pouvait s’exprimer que par détours.


Cela pour la forme littéraire. L’autre grand intérêt du livre, c’est qu’il est un document inestimable sur la vie intellectuelle en RDA. C’est un phénomène finalement peu travaillé ; on en reste souvent à des banalités : les écrivains s’exilaient, les grands artistes étaient systématiquement censurés, etc. Heiner Müller, lui, commence comme authentique communiste. Il se décrit d’ailleurs avec une absence complète de tendresse, ne tend jamais à s’héroïser. C’est peu à peu, de l’intérieur, qu’il découvre l’échec complet de ce communisme, dont il fait en quelque sorte le rapport dans ce livre. Le point central pour lui, c’est la manière dont Ulbricht et Honecker (deux des dirigeants de la RDA) ont décidé de séparer radicalement les intellectuels et les ouvriers. Dès que Müller allait voir des ouvriers pour trouver du matériau littéraire, il ne voyait que des choses qu’il ne pourrait jamais dire dans un livre (corruption, pénurie, l’anticommunisme des ouvriers –car le communisme est-allemand s’est fait contre les ouvriers, ce que Müller observe dès le début). Müller a décidé de rester en RDA, et peut donc faire un rapport sur la RDA depuis sa fondation jusqu’à sa chute. Il étrille volontiers Ulbricht et Honecker.


Toute l’œuvre de Müller est une méditation sur l’échec du communisme, et ce livre ne déroge pas à la règle. La prise de conscience vient quand il se rend compte qu’il ne peut pas décrire de manière réaliste la RDA sans être taxé d’anticommunisme. Il s’agira donc de montrer les problèmes de la RDA de manière détournée, d’arriver à esquiver la censure ; ce qu’il n’arrivera évidemment pas complètement à faire, tant la censure était violente. L’ensemble du livre raconte comment lui et d’autres intellectuels ont essayé de créer des espaces de liberté artistique dans un état où les institutions politiques voulaient contrôler toute la culture. C’est notamment la réécriture qui permet ce détour : on réécrit Hamlet, Macbeth, Horace, Philoctète, et dans le contexte de la RDA prend un nouveau sens : Philoctète devient l’individu solitaire duquel le pouvoir, représenté par Ulysse, exige la soumission.


Un autre intérêt est celui de la présentation du rapport à Brecht. J’ai découvert dans ce livre à quel point Brecht était haï en Allemagne de l’est, ce qui n’est pourtant pas une évidence ; c’est qu’il était imposé par les Russes, et n’était pas réaliste socialiste. Heiner Müller commence comme brechtien et va peu à peu se libérer de cette influence, notamment grâce à Shakespeare : « Shakespeare était mon antidote à Brecht », c’est-à-dire abandonner la pièce dite « didactique » et le rationalisme pour revenir à un théâtre qui fait expose des personnages tragiques dont l’interprétation restera toujours ambigüe.


J’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi Heiner Müller est si peu lu aujourd’hui. Sur Sens Critique, il semble que je sois le premier à avoir lu cette œuvre-ci. Est-ce parce que son théâtre est trop « complexe » ? Sans doute, mais aussi parce que Müller ne s’est jamais revendiqué comme dissident, cela suscite d’ailleurs l’incompréhension de Michel Foucault lorsque les deux se rencontrent ; Müller critique violemment la RDA, sans pour autant se définir comme ennemi de la RDA ; il a, en fait, autant de mépris pour la RFA et le camp de l’ouest. Nulle part il ne se présente comme un héros, il ne présente d’ailleurs aucun aspect sentimental, aucune souffrance. Face à toutes les simplifications de l’Histoire, Müller reste un anticonformiste notoire, qu’on ne peut placer dans aucune case. C’est aussi pour cela qu’on doit le lire.

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le 25 juil. 2020

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