Troisième roman de la comédie urbaine d'Insa Sané, Gueule de Bois nous ramène autour de Sarcelles en novembre 2008, à l'heure de l'élection de Barack Obama de l'autre côté de l'Atlantique, et surfe sur l'espoir suscité tout autour du globe et jusqu'au cœur des banlieues parisiennes pour narrer 


l'antique désillusion,



cette marche forcée du monde sous la coupe d'un ogre qui se nourrit de millions d'existences vaines, perdues, écrasées par ce mouvement qu'elles ne peuvent suivre, auquel elles ne peuvent se raccrocher. Et une nouvelle fois, l'auteur franco-sénégalais imprime durablement son talent sur nos réflexions, entre réalisme clinique et poésie de la déchéance et de l'errance nourrie aux espoirs secrets, tus pour tenter de ne pas mourir.


Pour commencer, il faut absolument lire l'incipit de Gueule de Bois, que vous décidiez ou non de pousser plus loin : une ouverture en coup de poing où se mêlent les références aux poètes classiques de la littérature française et celles, plus contemporaines, à ce que le rap français a pu produire de mieux : le pont est achevé où Insa Sané revendique haut et fort 


l'influence d'une culture des mots aux revendications sociales et sociétales



d'un mouvement musical trop souvent conspué par une élite conservatrice qui ne saisit pas l'énergie et l'inventivité nécessaires à alimenter la survie d'une langue vivante. Une humble leçon puissante comme une claque en pleine gueule.
La suite, c'est le plaisir de retrouver l'ambiance du roman précédent et certains de ses personnages avec une multiplicité des points de vue qui alimente le discours de fond de l'auteur sans pour autant faire la morale. Encore une fois, les destins croisés de plusieurs personnages vient dépeindre l'impasse des horizons bétonnés et continuer de chanter l'oraison des espoirs trop grands d'une génération pour qui le rêve n'est plus qu'un inaccessible luxe. Petites frappes et grand banditisme, valeurs familiales contre machine étatique, certitudes funestes et errances misérables, Insa Sané nous rappelle que ce pays que nous nous partageons n'est que



l'engrenage d'un dispositif bien trop puissant



pour que nous ayons la moindre chance d'y échapper.



 Et l'invention de la télécommande – primordiale pour que le citoyen
lambda se mette au diapason de toutes ces nouvelles perspectives !
Lait de Vache le répétait souvent : ç'avait été bon, de vivre ça. De
l'avis de Tonton, tout « ça » n'était que de la foutue poudre aux yeux
conçue et fabriquée pour annihiler toute forme de contestation. 



Ainsi Insa Sané narre le parcours chaotique de ses personnages, d'abord biberonnés de mensonges médiatiques avant d'être soumis à une éducation brillante de ses omissions, et nous confirme combien le mal est profond quand tout ce que nous tentons de construire ne se base que sur des vérités biaisées, que tout ce que nous combattons s'efface derrière les reportages trafiqués et que le rêve se fabrique à la chaîne pour niveler les ambitions et éviter qu'un parmi la masse tente de s'illustrer, tente d'éduquer, de critiquer, d'apporter la lumière à ses concitoyens. Il est bien question ici d'éducation, de ce que divers gouvernements depuis plus de trente ans s'activent à détricoter pour livrer de malléables âmes faibles, soumises parce que désespérées, parce que coincées là dans 


l'impasse sans autre choix que ces songes offerts au prime-time.




 Plutôt que de s'échiner à chercher un bout de ciel au-dessus de sa
tête, elle avait poussé à la lueur de son écran de télévision, si bien
que dans la prunelle de ses yeux brillaient de cathodiques
nébuleuses. 



Casser les clichés, rappeler l'humanité de tous derrière les émotions et au fil des pensées qui s'ébrouent, Insa Sané a l'art particulier d'insuffler vie et sueur à ses personnages, complexes comme nous le sommes tous, paradoxaux, élevés de hautes valeurs mais acculés à l'impulsion de spontanéités destructrices. Chacun son camp dans le ghetto, certes, mais la réalité est nettement moins tranchée que ça, les frontières s'effacent à chaque instant parce que tous nous ressentons, vibrons, subissons, aimons et haïssons, parce que tous nous sommes à un moment ou à un autre, 


esclaves de nos sentiments et de nos réactions incontrôlées.



Pour le pire souvent, pour le bien parfois.



 Les flics se regardèrent, embarrassés. À vrai dire, la compassion,
c'était pas le genre de la maison – ils étaient les premiers à le
dire, l'hymne des chevaliers au grand cœur qui chassent les méchants
dans une Ford Torino rouge pétant ne résonnait qu'à la télévision...
N'empêche, leurs carapaces venaient d'essuyer de sérieux coups.
Aussi, même si dans la vraie vie, Tonton Black Jacket et Lait de
Vache n'étaient pas grand-chose d'autre que des chiens sauvages payés
pour museler des meutes de loups féroces au cœur d'une jungle folle,
ils décidèrent de porter assistance au malheureux. 



Pour ancrer l'espoir, c'est autour de l'élection de Barack Obama qu'Insa Sané a choisi de développer ce roman. L'événement international marque médiatiquement un grand coup dans les esprits, impose autour du globe et définitivement l'idée que nous sommes tous égaux quelque soit notre couleur de peau – même si certains conservateurs préfère voir les origines blanches du président américain.


 cette marche franchie ferait partie de ces petits pas pour l'un qui
deviennent grands pour tous. 



Pour plonger au plus près de la vérité, Insa Sané choisit d'assassiner l'élu noir : ne soyez pas dupes, quelles que soient les issues des scrutins dans les démocraties de la planète, seul le capitalisme vainc. 


C'est la machine qui prime, la ville qui écrase les âmes,



le système qui perdure. Nous ne sommes que des pions et la marge de liberté qui nous est octroyée l'est dans la limite de nos obéissances et de nos soumissions.



 Voilà ma gueule, t'es convaincu maintenant ? La ville aime la
chair. Au beau milieu de l'indécente valse des sens, de ces ombres
d'encens avançant à reculons sur le rugueux manteau de nuit, un
soulier de vair gît, oublié comme un hématome, un vilain coma d'homme
piétiné par la ville. 



Gueule de Bois, dessous les mots d'Insa Sané ce sont les maux infligés par une élite à un peuple trop occupé à survivre. L'auteur a 


la prose coup de poing et coup de gueule,



il racle le sordide du quotidien des banlieues pour nous rappeler, quelle que soit notre place dans cet espace social, que nous ne sommes jamais mieux lotis que ceux-là. Tous nous subissons les mêmes lois et tous nous survivons d'espoirs déçus, avortés. Au sein de cet empire qui nous avale, le mieux à faire reste alors de vivre chaque instant pleinement.
Et d'éduquer. De dialoguer. De partager.

Matthieu_Marsan-Bach
8

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes French Romans Noirs - La France vue sous les Ombres et Des Romans en Musiques

Créée

le 2 févr. 2019

Critique lue 107 fois

Critique lue 107 fois

Du même critique

Gervaise
Matthieu_Marsan-Bach
6

L'Assommée

Adapté de L’Assommoir d’Émile Zola, ce film de René Clément s’éloigne du sujet principal de l’œuvre, l’alcool et ses ravages sur le monde ouvrier, pour se consacrer au destin de Gervaise, miséreuse...

le 26 nov. 2015

7 j'aime

1