Pour le lecteur français, Thackeray c’est surtout « La foire aux vanités », mais aussi « Les mémoires de Barry Lyndon », roman magistralement adapté au cinéma par Stanley Kubrick. « L’histoire de Pendennis » est un autre de ses chefs d’œuvres, à la fois roman d’apprentissage et fresque sociale de l’Angleterre des années 1830. L’ouvrage est paru en feuilleton entre 1848 et 1850, d’où un volume conséquent - pas loin de 1000 pages en version poche-, mais il n’en faut pas moins pour retracer le parcours du jeune Pendennis, ce héros qui n’en est pas un. Car c’est un homme tout à fait ordinaire que Thackeray se propose de dépeindre. Tour à tour exalté et faible, égoïste et généreux, fat et sensible, ce personnage frère du lecteur n’en est que plus attachant. Quant à l’auteur, il ne cesse d’interpeler son public, lui adressant tantôt un trait d’esprit, tantôt une méditation philosophique à partager. Ces procédés rendent la narration plus enjouée et instaurent une complicité indéniable entre Thackeray et son lecteur.
Venons-en à présent au récit. Comme tout roman-feuilleton, celui-ci fourmille de rebondissements, d’intrigues et d’amours contrariées. Mais il s’agit surtout de suivre l’évolution d’Arthur, du berceau au mariage. Lorsque nous faisons sa connaissance, notre héros s’avère être un tout jeune garçon, et c’est avec un certain regret que nous le quittons 1000 pages plus tard, alors qu’il est un homme accompli. C’est que malgré ses frasques, Pendennis est devenu un ami ! Nous le suivons en pension, à l’université d’Oxbridge, puis à Londres où il mène une vie de plaisirs et acquiert une renommée littéraire. Entre temps, le lecteur a eu son comptant d’aventures sentimentales et de rencontres en tout genre. C’est toute l’Angleterre prévictorienne qui se déploie dans ces pages : des campagnes idylliques aux cercles huppés de la capitale, en passant par la Fleet Prison et autres bas-fonds londoniens. Ce qui nous est dépeint, c’est un monde en plein bouleversement, marqué par les débuts du chemin de fer et la révolution industrielle. Mais contrairement à Dickens, Thackeray ne s’intéresse pas vraiment aux injustices sociales. Pour lui le mauvais fonctionnement de la société s’explique par les travers des individus, travers qu’il met en scène au moyen de personnages grotesques. Chacune de ces silhouettes incarne un type social et moral. Et quelle verve, quel humour dans ces portraits! Avec Thackeray, difficile de dire si c’est la férocité du satiriste ou la tendresse de l’homme qui l’emporte. Voici le major Pendennis, vieux beau qui n’accepte pas le changement, ou encore Sir Francis Clavering, image de l’aristocrate débauché. Nous croisons aussi dans ces pages un bagnard en fuite, des comédiens, une société villageoise, des journalistes et beaucoup de snobs. La femme non plus n’est pas épargnée : Emily et Blanche, les deux premières amours de Pen, s’avèrent être de franches coquettes, artificieuses et vénales. Toutes ces rencontres exercent une influence néfaste sur le caractère de Pen en corrompant son âme et en flattant sa vanité. Vous l’aurez compris, « le Plus Grand Ennemi » d’Arthur Pendennis n’est autre que lui-même! Mais grâce à l’amour de sa mère et de sa cousine Laure, aussi pure que vertueuse, notre héros trouvera enfin le bonheur.
Même si l’histoire de Pendennis se déroule dans une société éloignée de la nôtre, je l’ai trouvée vraiment passionnante. Le style doux-amer de Thackeray y est pour beaucoup. L'auteur se souvient sans doute avec nostalgie de sa propre enfance auprès d'une veuve aimante, de ses études à Cambridge et de ses débuts dans le journalisme. Arthur Pendennis a tout du jeune homme éternel aux prises avec les tentations du monde. C’est son universalité qui nous touche par-delà les siècles. Par ses considérations très intimes sur la destinée, l’amour et le temps qui passe, ce grand écrivain a su donner une dimension universelle à son œuvre.