Le premier mot qui vient en tête au cours de la lecture fascinante de Ici comme ailleurs c’est : Kafkaïen. En lisant le dernier chef d’œuvre de Lee Seung-U je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Procès de Kafka, un livre que je connais bien pour l’avoir étudié en long, en large et en travers durant mes études.
En effet, tout comme chez Kafka on retrouve dans le roman de Lee Seung-U un univers absurde où un homme se trouve pris au piège ne savant pas pourquoi il subit tous ces évènements. Joseph K. était accusé d’un crime dont il n’avait pas conscience et clame son innocence tandis qu’ici Yu passe son temps à clamer son identité qu’il a perdu en arrivant à Sori, ville isolée, hors du temps, hors du monde. Nous connaissons l’identité de Yu, il connait sa propre identité mais voir le monde lui dire qu’il est un autre fini par le faire douter de sa propre nature, tout comme Joseph K. (dont on ne connaitra jamais le nom) qui finit par se demander s’il est vraiment innocent.
Ici comme ailleurs n’atteindra pas le cauchemardesque des œuvres de Kafka mais il s’en approche.
Le genre du livre est difficile à déterminer tant celui-ci est riche, plusieurs genres se mêlent il y a un côté polar teinté de métaphysique, de théologie (rappelons que l’auteur a fait des études en théologie) on frise par moment le fantastique (un peu comme un Haruki Murakami en plus effrayant). La Corée du Sud semble pleine d’auteurs complexes ne rentrant pas dans des cases, en voyant des films de Kim Ki-Duk durant mes cours de coréen j’ai pu me rendre compte de thèmes récurrents et des questionnements métaphysiques prépondérants, la division des deux Corée ne doit pas être un hasard notamment lorsque des auteurs comme Lee Seung-U ou Kim Ki-Duk traitent de l’absurdité du monde et de la vie en jouant sur la frontière entre le réel et l’irréel.
Ici comme ailleurs, conte l’arrivée de Yu à Sori, une ville inhospitalière, poussiéreuse et triste qui lui fera tout perdre jusqu’à son identité et tout ce en quoi il croyait. Cette ville si vide où l’espoir semble inexistant a pourtant l’air d’avoir sa propre vie, une ville qui détruit et dévore toutes les pauvres âmes qui y débarquent, elle a l’air de se nourrir de l’essence même des gens, leur retirant tout espoir de pouvoir un jour sortir, elle ressemble a un piège dont les êtres qui la peuple paraissent résignés. Sori est même une ville mouvante où dans un final magistral la Nature fini par reprendre ses droits. (la Nature, un thème encore cher aux coréens)
C’est en atterrissant à Sori que Yu a tout perdu, mais ne s’estait-il pas déjà perdu avant d’arriver ? Et on finit par se demander si nous aussi nous nous ne leurrons pas et si nous n’étions rien ?
Personnellement j’ai toujours aimé ce genre d’œuvre qui remet en question l’être et l’absurdité de la condition humaine. Ce sont des questions qui m’ont toujours fascinées depuis mon enfance, ces questionnements ont commencé à me tarauder entre l’âge de 7 et 9 ans, du coup ce genre de roman me fascine, me touche.
Cette œuvre est profondément triste et désespérante. Les hommes qui peuplent ce roman, pour ne pas sombrer dans la folie à laquelle les mène Sori, préfèrent préparer leur mort plutôt que de continuer à vivre. Ils quittent tout et veulent mourir plutôt que d’attendre la mort en la redoutant.
La grotte de Noé, sorte d’allégorie de la caverne de Platon est le seul échappatoire qu’ils ont trouvés, le seul moyen de fuir de Sori est d’y construire leur tombe, de rester fermé au monde et de s’oublier, de ne plus être. Alors que dans l’allégorie de la caverne le philosophe s’échappe de la caverne par ses remises en questions du monde afin d’accéder aux connaissances et à la lumière, l’œuvre de Lee Seung-U met en scène des hommes qui retournent dans la caverne car la vérité, les questionnements sur l’Être et le changement des choses les effraie et les amène à la conclusion qu’il vaut mieux tout oublier et mourir. Ce n’est que mon interprétation, on peut ne pas être d’accord avec moi pour ce rapprochement osé avec l’allégorie de la caverne mais pour moi ces hommes préfèrent retourner dans la caverne car au final ils se sont rendus compte qu’il n’y a aucune réponse à leurs questions. Je ne pense pas être complètement à côté tout de même dans mon analyse, à plusieurs reprise le protagoniste principal se pose notamment des questions sur le conditionnement de l’Homme par des autorités supérieur mais au final pour s’échapper de tout ça il préfère la caverne.
Je ne pense pas que l’auteur ait vraiment voulu faire ce rapprochement car d’un point de vue plus oriental, le détachement dont font preuve ces hommes par rapport aux biens matériels et cette volonté de ne plus être incarné dans un corps douloureux fait de chair et de sang tient plutôt de la religion bouddhiste. Le bouddhisme a eu et a toujours une forte influence dans la pensée coréenne. C’est donc là qu’intervient ce thème de la théologie dans l’œuvre et ce n’est peut-être pas pour rien non plus que le vieillard qui initie les autres à préparer leur mort en guise d’échappatoire est surnommé Noé, son arche est une grotte où chaque homme construit son propre tombeau.
Ce roman est une expérience puissante et hypnotisante, vous ne voudrez plus lâcher le livre jusqu’à la fin tant l’univers vous happe malgré l’impression de lourdeur que vous pourrez ressentir au fond de vous à cause de l’atmosphère écrasante. Lee Seung-U arrive à nous embarquer avec lui, il nous force à nous poser des questions, il provoque en nous des réflexions sur le Monde et l’absurdité de la Vie. Si vous souhaitez vous détendre ne lisez pas ce livre, Ici comme ailleurs mobilisera beaucoup votre cerveau car même si au début tout se présente comme un polar qui nous fait miroiter une sorte de complot, au final il n’en est rien et vous finirez groggy, éloigné et enlisé dans le sable tout comme Yu. L’auteur est très doué pour insinuer en nous des questions mais aussi pour ancrer en nous des sentiments et des sensations faisant ainsi en sorte que le livre nous colle à la peau même une fois celui-ci refermé.
Ce livre m’a tellement bouleversée que je me suis jetée immédiatement sur les deux œuvres précédentes de l’auteur. Je n’ai pas été déçue non plus. (peut-être que des chroniques suivront)
J’ai voulu lire les deux autres œuvres aussi parce que je comptais faire un article sur Ici comme ailleurs pour un concours de critique littéraire organisé l’an dernier par le Centre Culturel Coréen (je voulais d’autres références), au final je ne l’ai pas écrit, par manque de temps et feignantise (j’avais lu toute la bibliographie de Lee Seung-U bien avant la fin du concours). J’ai d’ailleurs pu écrire aujourd’hui cette chronique avec autant de détails grâce à toutes mes notes papier prises à l’époque en vue de ce concours.
Bref, lisez ce livre si ce genre d’œuvre vous plaît ou si vous avez envie de faire un peu marcher votre cerveau entre deux œuvres plus légères.