Avec La Reine des Pommes, Chester Himes, écrivain afro-américain exilé en Europe, lançait une série qui lui permettrait de rendre compte de la difficile condition des noirs aux États-Unis derrière le substrat de comédie policière. Faisant d'une pierre deux coups, l'auteur marquait le genre par une peinture sociale rugueuse et réaliste venant contrebalancer les péripéties abracadabrantes au premier plan. Himes se trouvait donc un duo de personnages récurrents, Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, deux policiers du genre expéditifs chargés du surveiller le Harlem des fifties. Autant dire plonger chaque jour dans l'antichambre d'un enfer composé à part égale de pauvreté et de méfaits en tout genre. Si la première aventure veillait à multiplier les rebondissements farfelus, Il pleut des coups durs est moins porté sur la rigolade.
À l'inverse de La Reine des Pommes, ce volume 2 change de perspective et adopte une forme plus proche du thriller et une énigme à la clé. La paire Cercueil/Fossoyeur est cette fois-ci sur le devant de la scène, avec le meurtre d'un blanc en plein Harlem sur les bras. En parallèle, nous suivons le suspect n°1 entrainé malgré lui dans un tourbillon d'évènements sur lesquels il n'a aucune prise. Une fois de plus, Himes saupoudre son récit de descriptions lourdes de sens. Au détour de l'une d'elles, on est familiarisés avec une batterie de produits visant à blanchir la peau, ou de formules pour plaquer ou défriser les cheveux, ou de tels soins contre les poux, ou de telles solutions pour contrer l'humidité,...Sans le dire, les concepts d'assimilation, de ségrégation et de désœuvrement prennent forme. Le génie de Himes pour poser le décor et nous renvoyer à la triste réalité d'une époque, d'un paradigme dont les répercussions n'ont pas fini de se faire entendre 60 ans après. Un drôle de monde si on peut dire, aux mécanismes âpres qui entrainent les personnages dans un engrenage où fort peu sortiront avec les mains propres. Ni les petites frappes qui se tirent dans les pattes, ni les tenanciers de bars aux mœurs dissolues, ni les badauds qui s'attroupent devant le spectacle d'une mise à mort, ni les policiers qui cherchent continuellement à limiter la casse quitte à plier le réel à de cyniques machinations.
Par-ci par-là, Chester Himes dissémine quelques traces d'humour et de répliques cinglantes, notamment par le personnage de Fossoyeur, montagne de nerfs jamais très loin de la zone rouge. Cependant, le ton paraît ce coup-ci plus enragé, plus fiévreux. Ce qui peut surprendre, surtout si on a aimé le cocktail humour/critique de La Reine des Pommes. Difficile d'en tenir rigueur à l'homme de plume, qui connait trop bien ce monde pour en livrer une version empruntée ou édulcorée. Et il serait dommage de s'en tenir là, puisque la tension ne faiblit pas d'un chapitre à l'autre, recomposant la mosaïque urbaine et sinistre d'une nuit sans lune où l'aube n'est jamais qu'une perspective d'une énième épreuve à affronter.