Interdire de voir clôt une trilogie sur l’État entamée en 2009 avec une sociologie des sectes. Chargé de recherche au CNRS, Arnaud Esquerre enquête sur les Commissions de censure et de classification des films. Comment ont-elles évolué à travers l’Histoire ? Qui sont les individus qui les composent ? Sur quelles bases sont rendues les décisions des « suppresseurs » ? Quels jeux d’influence ont-ils lieu dans ces instances dont on ignore tout, ou presque ?


Tous publics, interdit aux moins de 12, 16 ou 18 ans, classé X : le public est tôt familiarisé avec ces classifications, sans toutefois en saisir pleinement les tenants et aboutissants. Il n’est pas rare d’ailleurs d’entendre des associations réclamer un durcissement des limites d’âge, des parents se questionner sur des décisions jugées trop libérales ou des « fabricants de films », pour reprendre la terminologie de l’auteur, s’offusquer d’une interdiction mettant à mal les retombées financières escomptées.


Le sociologue Arnaud Esquerre revient dans un premier temps sur les racines de la Commission de classification. Pour ce faire, il remonte aux censeurs royaux préoccupés par l’image des hauts dignitaires, à l’Ancien régime, à la Direction de la Librairie, ainsi qu’aux positions respectives de Maury, Le Chapelier et Robespierre au sujet de la censure. Au départ, ce sont les écrits, les tracts ou les pièces de théâtre qui font l’objet de l’attention des « suppresseurs ». Le cinéma donnera lieu à deux premières circulaires en 1909 et 1913, les préfets veillant alors au bien-fondé des projections. Depuis la Révolution, les maires ont quant à eux la compétence de suspendre la diffusion d’un spectacle ou d’un film compromettant l’ordre public.


En 1915 naît le visa d’exploitation parisien, qui est rapidement généralisé et entraîne à sa suite des créations de Commissions avec des représentants des Beaux-Arts et de l’Intérieur. L’Église catholique se mêle rapidement aux débats et décide de publier des Fiches du cinéma. Les notes décernées par le journal Choisir font ainsi perdre des milliers de spectateurs aux films frappés de discrédit par les institutions religieuses. Aujourd’hui encore, les représentants des ministères de la Culture et de l’Intérieur font partie des collèges de la Commission de classification, au même titre que leurs homologues de la Justice, de la Famille et de la Jeunesse, ou que le CNC ou les professionnels du cinéma. Quant à l’Église, ses positions s’expriment à travers l’association catholique intégriste Promouvoir (où l’extrême droite fait de l’entrisme), qui veille à ce que les juges révisent des décisions jugées trop libérales ou attentatoires aux intérêts de la jeunesse.


Comme l’explique en détail Arnaud Esquerre, les années 1970 et l’avènement de films tels qu’Emmanuelle et Histoire d’O vont bouleverser le paysage cinématographique. En 1975 est notamment instaurée une TVA majorée pour les films pornographiques. Une fois Jack Lang au ministère de la Culture, les choses se décantent : le ministre refuse d’avaliser les interdictions totales. Quelques titres emblématiques de la censure sont ensuite évoqués : Mad Max classé X, Baise-moi tombant sous le coup du Conseil d’État, l’association Promouvoir attaquant devant les tribunaux les films de Lars von Trier, mais aussi La Vie d’Adèle ou Saw 3D Chapitre Final…


En évoquant une « craquelure de la liberté d’expression », Arnaud Esquerre situe bien les enjeux soulevés par son essai. Aujourd’hui, l’apologie du terrorisme ou les atteintes à la dignité humaine, concepts souvent flous, complexifient encore le travail des « suppresseurs ». Ceux-ci rendent des avis en se basant sur la mesure et le calcul (nombre de minutes consacrées au scènes violentes par exemple), mais aussi sur le sens et le débat (les intentions de l’auteur, les conditions de réception, le public auquel les métrages s’adressent). La non-simulation des scènes de sexe et la violence incitative ou traumatisante, de même que le sadisme ou le sadomasochisme, comptent parmi les facteurs pouvant mener à une classification plus drastique. Le pouvoir de fascination de l’écran, la division du public, l’impossibilité consistant à se mettre à la place d’un jeune spectateur que l’on n’est plus constituent autant de questions soulevées par le sociologue français.


Article publié sur Le Mag du Ciné

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le 26 mai 2019

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