Au Lyceum, la pièce Docteur Jekyll et Mr Hyde ravit le public, suscitant l’effroi des londoniennes pour le plus grand plaisir de Bram Stoker à l’origine de l’adaptation du roman de Robert-Louis Stevenson. La critique ne tarit pas d’éloges devant l’interprétation criante de vérité de son acteur principal. Mais, un autre monstre ne tarde pas à accaparer leur attention versatile. Dans les rues de l’East End, plus précisément dans le quartier de Whitechapel, on tue les prostituées. Trois d’entre-elles ont été retrouvées gisant dans la rue, le corps atrocement mutilé. L’opinion et la presse s’enflamment, dénonçant les échecs répétés de Scotland Yard, la meilleure police du monde… D’autant plus que le tueur semble se jouer de ses enquêteurs. Une milice se forme pour patrouiller dans les rues afin de calmer l’émotion populaire pendant que les journalistes, à l’affût des rumeurs, campent dans les pubs ou se déguisent en prostituées.
A la recherche d’un sujet pour le roman gothique qu’il projette d’écrire, son magnum opus, Bram Stoker espère puiser dans cette série de meurtres l’inspiration qui lui a fait jusque-là défaut. Il espère ainsi sortir de son rôle de régisseur du Lyceum et acquérir le statut d’auteur incontournable dans le milieu de la littérature britannique. Il ne se doute pas un instant que son souhait va le conduire dans l’intimité du monstre et l’amener à côtoyer le Mal dans sa plus stricte banalité.
Retour à Londres au XIXe siècle. Ludovic Lamarque et Pierre Portrait ne choisissent pas la facilité en s’intéressant à l’un des mythes contemporains les plus sanglants, mais aussi les plus rebattus, du cinéma et de la littérature, sans oublier la bande dessinée. Sur ce dernier point, on ne saurait trop recommander From Hell d’Eddie Campbell et Alan Moore.
Je suis le sang fait le lien entre la genèse du Dracula de Bram Stoker et la série de crimes la plus épouvantable du XIXe siècle. Le pari est audacieux mais au final réussi pour plusieurs raisons. D’abord, les auteurs usent habilement de leur documentation sans se montrer trop didactiques. La description de l’East End et de ses habitants sonne authentique conférant à Je suis le sang une atmosphère anxiogène, propice au développement de l’intrigue. Celle-ci repose entièrement sur la rencontre, a priori improbable, entre Jack et Bram Stoker. Pas encore connu pour son Dracula, l’auteur irlandais cherche le sujet du roman qui lui apportera la renommée à laquelle il aspire. Personnage ambitieux et un tantinet sans scrupules, il est amené à fréquenter cette figure du Mal qu’il tente en vain de créer. Une étrange relation s’établit entre le destructeur et le créateur, une sorte de connexion perverse où la fiction se nourrit du réel, le tueur faisant office de muse des ténèbres.
Enfin, Ludovic Lamarque et Pierre Portrait restituent avec talent les tensions sociales qui couvent dans cette ville-usine cosmopolite qu’est devenu Londres et prêtent leurs mots aux personnages historiques d’une façon très convaincante. On se laisse ainsi happer par cette énième variation autour de l’éventreur avec un grand plaisir.
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