Vous vous souvenez quand je vous disais qu'Elric était un héros sombre et complexe, et l'un des plus grands personnages de ce genre si vaste qu'est la Fantasy ?
Le même jugement s'applique à Kane, montagne de muscles aux cheveux aussi roux que sa barbe, sorti tout droit de l'esprit nihiliste et rendu malade par l'alcoolisme d'un certain Karl Edward Wagner (l'un des noms d'écrivains les plus stylés qui soient), qui a décidé de s'inspirer de l'histoire biblique de Caïn et Abel en présentant le premier meurtrier de l'Humanité sous un autre jour que celui d'un fermier jaloux et empoté, et en changeant l'orthographe de son nom afin de le dégager de toute connotation biblique, mais aussi pour lui ajouter une certaine mystique, car lui donnant un côté très, très ancien.
Tout comme Michael Moorcock, Wagner est fasciné par les personnages de méchant, aussi est-ce le plus naturellement du monde qu'il couche sur papier l'histoire écrite à l'encre de sang de l'un des premiers hommes, êtres créés par un dieu fou pour son amusement, et vivant dans un jardin d'Eden qui se révèle n'être qu'une cage dorée vouée à enfermer des larves bienheureuses incapables de décider par elles-mêmes.
Pour permettre à l'Humanité de suivre son propre chemin, Kane, fils d'Adam et de Lilith, et qui ne se reconnaît ni dieu ni maître, la poussa à la rébellion, et tua son propre frère, le jouet favori de son créateur. Apportant ainsi la liberté à son espèce, mais aussi le meurtre, la violence, et la soif de sang.
Et pour avoir contrarié ce dieu malade dans ses jeux abjects, Kane fut condamné à l'immortalité, et ses yeux bleus marqués de l'éclat froid de la mort.
"C'étaient ses yeux qui troublaient Troÿline. Il les avait remarqués d'emblée. Rien de surprenant, car Kane avait les yeux de la Mort ! Des yeux bleus, mais qui brillaient de leur propre éclat. Dans ces gemmes froides et bleues brûlaient les feux de la fièvre du sang, de la soif de tuer et de détruire. Ils charriaient une haine infinie de la vie et promettaient une destruction violent à qui tenterait de les affronter.
Troÿline eut une vision de ce corps puissant parcourant un champ de bataille, ses yeux puissants chargés d'éclairs, et son épée rouge apportant le carnage à chacun face à elle."
Extrait de la nouvelle Réflexions pour l'Hiver de mon âme.
Au fil des millénaires, de trois romans et plus d'une dizaine de nouvelles mis dans le désordre chronologique le plus total et écrits dans les années 70 et 80, le colosse roux évoluera au sein d'un monde secoué par des carnages incessants commis par plaisir malsain ou pathétique convoitise, des vengeances au goût de sang et de larmes, des luttes futiles pour le pouvoir. Hanté par des abominations cosmiques qui étaient déjà vieilles quand le monde était jeune (oui, Wagner s'inspire pas mal de Lovecraft), des spectres, des châteaux en ruine éclairés par une lune de sang, démons dieux pervers, bandits, justiciers fanatiques, sorciers, et plus encore.
Wagner immerge ici dans un univers de Dark Fantasy dans sa plus pure définition, où s'y déroule une lutte du moindre mal (et non du Bien) contre le Mal, où aucun des projets ou créations de Kane ne subsistera : qu'il devienne roi ou qu'il se lie avec une bien-aimée, ces choses, et lui seul s'obstinera à exister, laissant inlassablement derrière lui une route parsemée de cadavres tués de sa main, de ruines encore fumantes et attirant déjà les vautours affamés, et de royaumes anéantis, livrés au chaos, à la destruction, et pour finir, à l'oubli.
Pourtant, il continuera à vivre, considérant le suicide comme une capitulation, et tentera de trouver des occupations souvent condamnables au cours de siècles qui lui paraîtront durer quelques minutes, non pas parce qu'il est foncièrement maléfique, mais pour tromper son ennui : banditisme, machinations politiques, sorcellerie, excès de violence...
Car bien que ressemblant pas mal à Conan, Kane est se différencie du cimmérien en bien des aspects, ne répugnant par exemple pas à user de la magie, et est finalement plus proche d'un Elric, en ce qu'il est un héros gothique dans sa plus pure expression, avec tout ce que ça comporte de réflexions philosophiques, de majesté, de mélancolie, d'ambiguïté morale, et de personnalité très, très torturée et dépressive, encore plus que chez Conan. Bien qu'étant un combattant exceptionnel, un sorcier érudit et un général avisé dont la capacité à exterminer ses adversaires est pratiquement sans égale, il n'est pas un Gary-Stu invincible, et sera souvent en mauvaise posture face à des créatures extrêmement puissantes, ou des adversaires très largement supérieurs en nombre. Le roux immortel et l'empereur albinos se rencontreront d'ailleurs dans l'une des nouvelles, si ça c'est pas le meilleur crossover du monde...
Par-dessus le marché, le style de Wagner (admirablement traduit par Patrick Marcel), riche en adjectif et très fluide à la lecture (pas autant que celui de Gemmell, mais quand même), retranscrit avec un talent rarement égalé (j'exagère même pas) la furie des combats, les ambiance lugubres héritées des romans gothiques, l'horreur des abjections tapies dans l'ombre, et l'ignominie viscérale que dégagent les lieux et les créatures :
"Il reposa tel un mort, tandis qu'il luttait pour garder conscience. Le rebord sur lequel il se collait s'inclina, bascula, se désagrégea.
Puis ce fut au tour des rochers de se dissoudre.
Et les pierres devinrent transparentes, plus claires que le diamant le plus pur.
Et les montagnes s'ouvrirent devant Kane, et Kane regarda à l'intérieur des montagnes.
Il vit les trésors des collines enfermées dans leurs cryptes de pierre primordiales : des veines d'or et d'argent, des joyaux bruts, des couronnes enfouies et des coffres de pièces...et les sinistres gardiens qui veillaient sur tout cela.
Il vit les tombes des collines où des squelettes oubliés tombaient en poussière, et des fosses perdues ou des cadavres gisaient sans repos, emprisonnés, leurs yeux putréfiés brûlant de feux bleus, tandis qu'ils se tordaient pour rendre à Kane son regard.
(...) Il vit les mines perdues des anciens, ce qu'ils en extrayaient et ce qu'ils y enfouissaient, ce qu'ils avaient cherché sans succès, et ce qu'ils craignaient et n'avaient pu fuir ; et ce savoir lui fit fermer les yeux et pousser un cri."
Extrait de la nouvelle Le Nid du Corbeau.
Kane est un personnage aussi sombre et complexe que Guts, et le monde dans le quel il évolue est aussi noir que celui de Berserk. Mon 9 est une note pour l'intégrale du cycle, les tomes, pris séparément, méritent chacun plutôt 8, mais pris ensemble, ils forment un tout supérieur à la somme de ses parties.