Your eyes are opening for the first time
Spec Ops : The Line est un jeu qui, lors de sa sortie en 2012, a marqué tout un pan de l'industrie vidéoludique. La plupart des gens l'ont apprécié pour ses grandes qualités quand d'autres, plus minoritaires, n'ont pas accroché. Il a dans tous les cas fait couler beaucoup d'encre, et ce pour des raisons relativement évidentes ; ce qui n'en constitue pas moins un exploit notable pour un jeu sorti dans un anonymat presque complet, dont il ne fut sorti que petit à petit, au fur et à mesure que les joueurs le découvraient.
Qu'on l'admette ou non, The Line apporte une réelle réflexion au genre du shooter vidéoludique, une réflexion allant bien plus loin que les simples assertions "la guerre, c'est mal, ça tue des gens" que l'on retrouve comme argument principal chez certains détracteurs. The Line pose des questions, y répondre ne l'intéresse pas. Il ne porte pas de jugement de valeur, ne statue aucun fait. Il interroge. Je le savais profond et le connaissais déjà bien, mais lorsque l'occasion s'est présentée (pour cinq misérables dollars) de me lancer dans une lecture analytique sur le sujet, je ne me suis pas fait prier. La critique ne spoilera pas factuellement le jeu (mais ses thématiques sont abordées), sauf entre les bien nommées balises .
Brendan Keogh nous propose donc un essai périlleux. Ecrire sur des jeux profonds et intelligemment pensés sans en simplifier le propos à outrance, sans sortir de l'analyse pour tomber dans l'éloge, et en y apportant une réflexion intéressante, n'est pas donné à tout le monde. Pix'n Love s'y est par exemple magistralement cassé les dents l'année dernière, avec « BioShock, de Rapture à Columbia ». Bon, Spec Ops me semblait un sujet moins casse-gueule que Bioshock, car en apparence moins profond (la lecture m'aura donné partiellement tord), mais il restait quand même un sujet massif, loin d'être facile à traiter.
La structure du livre est bien pensée et participe grandement à son intérêt. L'introduction, assez courte, explicite ladite structure et cite les précieuses aides dont Keogh a bénéficié lors de l'élaboration de son œuvre. Ensuite, tout l'essai est une gigantesque lecture analytique. L'auteur prévient : il n'a pas pour prétention de vouloir apporter la vérité sur le jeu, loin de là, mais seulement d'apporter des éléments de réflexion au joueur, de poser des questions et d'y indiquer ses réponses personnelles. Ainsi, le livre nous raconte l'histoire de Spec Ops, du prologue à l'épilogue, en y ajoutant une couche analytique. Au début, cela me semblait être un procédé un peu étrange, mais il s'avère finalement parfaitement adapté.
On revit ainsi les aventures de Walker, Lugo et Adams (pour la 3ème fois en ce qui me concerne). Keogh parle à la première personne, donc c'est en fait comme s'il jouait et commentait de manière analytique le déroulement du jeu. En tant que lecteur, je suis spectateur de l'analyse. Mais que vaut-elle, cette analyse ? Car après tout, c'est pour cela qu'on se lance dans Killing is Harmless. Et en 177 pages, il vaut mieux avoir un propos intéressant.
La façon dont nous est racontée l'histoire, alternant dialogues, descriptions et analyse, fera qu'on sentira cette fois encore la plongée progressive dans les abysses de Delta. Plus que jamais même, cette décadence nous semblera profonde et intelligemment mise en place. Je me dois ainsi de mentionner quelques idées que j'ai ressorti de ma lecture, quelques idées relativement simples, qu'on ne remarque pas forcément (ou partiellement) lorsqu'on joue, mais qui sont ici superbement relevées et explicitées :
- Au début du jeu, Walker reste silencieux lorsqu'il shoote ses ennemis. Il est concentré, il se défend pour survivre. Puis, passé quelques heures, il commence à crier des "target down" en abattant ses cibles. La meilleure défense, c'est l'attaque après tout. Mais vers la fin de l'aventure, il ne jura plus qu'avec des "die you motherfucker". Someone has to pay for your crime, Walker. Who is it gonna be ?
- Ce n'est un mystère pour personne que The Line brise régulièrement le quatrième mur, afin d'assimiler Walker au joueur, de bien montrer à ce-dernier qu'ils ne font qu'un, et qu'il est maître du destin de Walker, de ses actions. Killing is Harmless relève chacune de ses interactions et les explicite intelligemment. Et certaines sont réellement brillantes ("Special Guest " dans les crédits au début par exemple. Aucun moyen de nier mon implication dans le jeu, je suis inscris noir sur blanc aux côtés de Walker dès le début).
- "To other people" : le jeu, en tant que TPS, joue énormément sur ce terme anglais intraduisible. Au début de l'aventure, on est américain, on shoote des arabes. Quoi de plus normal, après tout ? Arabes, russes ou chinois, même combat. Sauf que le jeu nous confronte ensuite à des américains. Au début, il nous semble "mal" de leur tirer dessus. Ce sont des fucking US Troops bordel ! Mais rapidement, on viendra à les "otheriser" à leur tour. Le joueur se crée une barrière mentale où les gens qu'il assassine ne sont pas comme lui. Ils sont différents, méritent de mourir. Ce sont les ennemis quoi. Mais lorsque le jeu brise volontairement cette barrière, il est fascinant de voir à quel point le joueur la reconstruit rapidement.
- Toute la thématiques des mannequins, qui est probablement une de mes préférées du jeu : à force d'otheriser (admettons ce mot dans le dictionnaire français pour la suite de cette critique) ses cibles, Walker finira par voir en elles des mannequins. Ceux-ci se feront de plus en plus présent au fur et à mesure de l'aventure (dans la vitrine d'un magasin pour commencer... puis sur le toit parmi de véritables ennemis, summum de la confusion et de la folie de Walker. Les hommes sont-ils des mannequins, ou les mannequins des hommes ?) en passant par le point d'orgue, cette fameuse scène dans le centre commercial où chaque ennemi tué sera remplacé par un mannequin après un furtif écran noire. Scène édifiante et marquante s'il en est.
- Walt Williams, scénariste du jeu (dont je n'avais personnellement pas entendu parler avant son départ de Take Two il y a peu, what a shame), a lors d'un podcast évoqué une théorie extrêmement intéressante, une théorie que je ne croyais pas à la base. Après avoir revu l'œuvre dans son entièreté, cette théorie me semble finalement tout à fait possible : en réalité, Walker serait mort dans le crash de l'hélicoptère au début, et le jeu ne raconte que les évènements qui l'y ont amené (d'où le déjà vu), les trois derniers chapitres n'existant pas réellement.
- Enfin, une des théories les plus intéressantes et à laquelle je n'avais jamais pensé tient du dialogue suivant :
« You're not real. This is all in my head »
« Are you sure ? Maybe it's in mine ? »
Ce que j'avais pris pour un simple troll de Konrad pourrait en réalité être bien plus que cela : en effet, tout le monde part du postulat que Konrad n'existe que dans l'imagination de Walker. Mais si c'était l'inverse ? Et si Walker n'existait que dans l'imagination de Konrad ? S'il n'était qu'une lubie, un fantasme invoqué par l'esprit malade de Konrad, revivant pour lui les évènements l'ayant conduit jusqu'ici, le persuadant ainsi qu'il n'avait pas le choix, que tous les chemins y reviennent, et ceux dans une boucle infinie ? Je ne m'étendrai pas plus sur cette théorie ici, mais elle a des sérieux arguments pour tenir la route, au regard de l'œuvre générale. Et je l'aime beaucoup.
- Un dernier pour la route : la première image du premier chapitre, lorsque nos hommes arrivent à Dubaï, est un panneau STOP.
Je ne répertorie évidemment pas tout ici, simplement quelques idées qui valent à elles seules la lecture, selon moi. Malheureusement, Killing is Harmless n'est pas non plus une lecture analytique parfaite. Déjà, il y a des moments où la lecture se fait moins... analytique, justement. Bien sûr, c'est parfois normal et justifié. Mais il arrive que certains évènements ne soient inexplicablement pas extirpés de l'œuvre. Lors du premier choix par exemple, Keogh ne nous décrira et n'analysera qu'une des deux solutions possible. Alors oui, il nous parlera en même temps de la mécanique et de la vision des choix de Spec Ops d'un point de vue général (et c'est très intéressant), mais c'est assez frustrant de le voir zapper ainsi un bout scénaristique assez important.
Il y a également certains passages où je trouvais qu'il partait un peu loin, comme lorsqu'il justifie certains bugs de distance d'affichage par la santé mentale défaillante de Walker. Bon, bien sûr c'est possible et cohérent, et Yagger a peut-être effectivement combiné faiblesse technique et scénario. Mais peut-être pas, et peut-être est-ce simplement une interprétation tordue et vaine. Néanmoins, l'auteur précisant bien ne pas vouloir apporter de vérité absolue, cela ne m'a pas dérangé plus que ça.
Il y a des points plus gênants en revanche : si KIH ne m'a jamais donné l'impression de s'étaler inutilement (contrairement à l'ouvrage Pix'n love suscité par exemple), la redondance des thèmes finit par se faire sentir. Tout le jeu forme un ensemble cohérent et assez incroyable, et l'essai nous le montre très bien. Mais lorsque ce thème nous est présenté pour la vingtième fois (d'une manière différente certes), on comprend directement où l'auteur va en venir : pas besoin d'un paragraphe entier pour relier les deux bouts. Ainsi, si j'ai été à fond dans KIH durant les disons cent premières pages, le dernier tiers m'aura paru un peu longuet.
D'autant plus que la fin est assez ratée : conclusion rapide (en même temps tout était déjà dit, donc elle est fonctionnelle, mais il manque peut-être une conclusion sur le jeu en lui-même) suivie d'extraits de critiques renvoyant à des débats Internet sur le jeu. Mouais. Dans l'idée, c'est un annexe assez intéressant, mais j'aurais aimé que Keogh le développe un peu plus. Il cite les sources en expliquant rapidement leurs points de vue, mais ne les confronte pas au sien. Certains m'ont semblé aberrants, d'autres bien foutus, mais aucun n'est malheureusement développé. Et je n'ai pas envie d'aller me farcir des pages et des pages de débat anglophone sur Internet, merci bien.
Dernier défaut et le plus dommageable selon moi, l'analyse de toute la fin est assez succincte, et contient surtout une grosse erreur, qui dérive vers une page totalement fausse. Sur la version PDF que j'ai acheté, l'auteur indique s'être trompé et un lien corrigeant l'erreur est implémenté en guise d'erratum. Mais trop tard, le mal est fait et (bien que chiant à faire), il aurait fallu directement corriger KIH itself. De plus, en y réfléchissant post-lecture, je me suis rendu compte que l'essai passait à côté d'une phrase clé, dont j'ai compris le sens réel à l'instant où j'y ai pensé :
« I'm done playing games John »
« I assure you. This is no game »
Quand on s'est familiarisé pendant plusieurs dizaines de pages avec les thématiques du jeu, le sens réel de ce dialogue saute aux yeux.
À l'image du jeu qu'il analyse, Killing is Harmless n'est donc pas parfait et fait montre de quelques faiblesses regrettables. Il n'en reste pas moins une lecture pertinente, presque indispensable pour qui a apprécié le jeu et aime passer du temps à réfléchir sur les univers, les significations et la profondeur des œuvres auxquelles il touche. Même en connaissant très bien le jeu en amont, Spec Ops : The Line ressort encore grandi de cet essai : il est incroyable de remarquer le soin du détail apporté à chaque environnement, à chaque niveau. Tout a une signification, rien n'a été laissé au hasard. De la part de Yagger, une équipe Allemande dont on n'avait jamais entendu parler auparavant, il s'agit presque d'un prodige. De son côté, Walt Williams complète le tableau à la perfection, et la narration est ainsi intégrée partout et imprègne Dubaï, Walker, le joueur.
Une lecture analytique que je recommande chaudement. Car après tout, reading is harmless. Du moins jusqu'à preuve du contraire.