De ce premier volet particulièrement touffu et riche en sensations, d’une trilogie consacrée au ghetto de sa ville, Washington (les suivants étant Suave comme l’éternité puis Funky guns), on peut retenir que George P. Pelecanos s’y entend pour faire sentir une certaine ambiance. Il s’intéresse aux milieux louches pour construire un roman noir de qualité. Et il situe son intrigue en 1976, en pleine vogue de la Blaxploitation.
Ce n’est certainement pas un hasard s’il commence par une scène dans un cinéma, puisque si King Suckerman est un personnage (de fiction dans la fiction), il fait le titre d’un film que tous les personnages du roman veulent voir. Quand quelqu’un annonce son intention de voir le film, invariablement un autre lui demande « Le mac ? », petit gag récurrent qui permet à l’auteur d’enfoncer le clou : tous ses personnages sont plus ou moins fascinés par la possibilité de gagner de l’argent par des moyens tordus. On notera que suckerman peut se comprendre comme l’homme au sucre, sous-entendu King Suckerman le roi de la poudre blanche. À noter également que si les personnages aiment parler de cinéma, ce film King Suckerman est une pure invention de Pelecanos.
Ambiance rock’n roll
À vrai dire, les personnages du roman parlent encore plus de musique que de cinéma. Il faut dire que l’un d’eux, Marcus Clay (un black), tient un magasin de disques dans un quartier pauvre de la ville. Il discute régulièrement avec ses deux employés qui se chicanent à longueur de journée (tout en écoutant de la musique à fond), en particulier sur où ranger les disques de Jimi Hendrix : rock ou soul ?
Une amitié
Marcus Clay est pote avec Dimitri Karras, grec d’origine, qu’il connaît depuis le lycée où ils aimaient en particulier le basket (ils y jouent encore). Karras est un revendeur de drogue à la petite semaine. Il aime l’argent facile, les femmes faciles, les belles voitures et la musique. Par contre, la violence lui donne les chocottes. C’est un des rares qui puisse encore éventuellement s’en sortir. D’ailleurs on vient le voir pour conseiller un petit jeune qui risque de tourner mal. Et il a malgré tout une certaine conscience : il sait quels dégâts sa marchandise peut provoquer.
Un tueur cinéphile
Le premier chapitre nous permet de faire la connaissance de deux personnages fondamentaux de l’intrigue, Wilton Cooper qui surveille la projection du film Black Ceasar dans un cinéma drive-in où il voit débarquer un jeune gringalet blanc, armé (mine de rien, Pelecanos fait sentir qu’en Amérique, un homme armé relève de la banalité). Cooper observe que le gringalet doit connaître le film aussi bien que lui, puisque ses coups de feu sont synchronisés avec la bande-son, pour passer inaperçus. Les circonstances permettent à Wilton Copper d’entraîner Bobby Roy Claggett avec lui et de le mettre littéralement sous sa coupe.
Autre duo
L’intrigue fait également apparaître Eddie Marchetti et Clarence Tate, un duo qui cache son trafic derrière une activité de grossiste en matériel son-vidéo, un peu à l’écart de la ville. Marchetti est un gros fainéant qui compte sur Tate (toujours assis sur un coin de la table, en position dominante), alors qu’il l’appelle Clarenze.
Le rendez-vous fatal
Tout cela pourrait continuer de rouler tranquillement, en attendant la fête du 4 juillet qui promet d’être animée. Mais Marcus Clay a la regrettable idée de demander à son pote Dimitri de venir avec lui voir Marchetti. Or, celui-ci accueille au même moment Cooper et Claggett (qui n’hésitent pas à réquisitionner deux cousins du premier pour faire nombre). Quelques mauvais réflexes vont faire monter la tension.
Histoires de gangsters
Autant dire que l’intérêt pour l’intrigue n’ira jamais plus haut que la mentalité des personnages. Pelecanos orchestre aisément un ballet qui mène à la catastrophe. Tous évoluent de près ou de loin dans un milieu où les affaires tournent autour d’activités à tendance criminelle. Il n’est donc quasiment question que des relations plus ou moins conflictuelles qui mènent à des affrontements souvent sanglants. L’ensemble n’est que faiblement contrebalancé par l’amitié entre Marcus Clay et Dimitri Karras. Et la sérénité vient seulement des relations familiales qui n’apparaissent qu’en toile de fond.
Un style remarquable
Pelecanos séduit en se révélant un écrivain remarquable par sa façon de faire sentir l’ambiance dans les milieux interlopes de Washington où il situe son intrigue. Même si on peut établir un rapprochement avec James Ellroy (ambiance et milieux décrits), il affiche une vraie personnalité pour faire vivre (et mourir) ses personnages. Il se montre également très à l’aise dans l’action et ses dialogues font régulièrement mouche. Souvent fouillées, ses descriptions ne sont jamais gratuites. Elles servent à faire sentir l’état d’esprit des personnages, aussi bien par le vécu que par le physique, le langage ou le look. Exemple avec cet extrait du premier chapitre :
« Cooper connaissait la chanson. Il avait fréquenté des petits braqueurs qui débarquaient comme ça dans les débits de boissons et les banques. En fait, y avait un mec, Delaroy il s’appelait, il portait son flingue exactement de la même manière le jour où ils s’étaient fait la station essence de Monroe, en Louisiane. C’était la dernière attaque à main armée de Cooper, celle qui lui avait valu cinq ans à *Angola. Il était passé à autre chose, maintenant. Et puis, c’était en Louisiane, et là il se trouvait à Fayetteville, **Kakilaki du Nord. Qu’est-ce que ce petit blanc allait bien pouvoir foutre avec un gros flingue comme ça ? Cooper le vit s’avancer en roulant des mécaniques vers le bunker en parpaings. Le môme avait la main sur la hanche et elle balançait un peu à chaque pas. Quand le môme passa sous la lumière du projecteur, Cooper aperçut ses talons de dix centimètres de haut. Ses semelles compensées, son afro et sa démarche de nègre des rues – c’était un petit blanc qui se prenait pour un noir et qui avait bien pigé la façon de marcher ; il en faisait un peu trop avec la main au goût de Cooper, mais c’était pas mal. Et ce môme avait un putain de sang-froid, aussi, la façon qu’il avait de rentrer direct, sans frapper, sans même jeter un œil autour de lui avant de franchir la porte. Qu’est-ce qui va se passer ? se demanda Cooper. »
*Angola : prison de Louisiane **Kakilaki : surnom de la Caroline
Critique parue initialement sur LeMagduCiné