Le courage et la paix

L'Âme enchantée est un roman fleuve de Romain Rolland (1866 - 1944) publié en 4 tomes (volumineux) de 1922 à 1933 et est en premier lieux une biographie de l'héroïne Annette Rivière et de son fils Marc né sans père. Compter quelques 1200 pages de lectures (dans mon édition numérique) qui en valent tellement le coup sur une période allant des années 1900 à 1930.
Difficile de ne pas comparer ce roman fleuve à son grand frère Jean-Christophe (dont Marc a emprunté quelques traits de personnalité), plus connu, quasiment seul œuvre survivant à son auteur dans les mémoires et ayant compté lourd dans l'obtention du Nobel de littérature en 1915

Comme pour Jean-Christophe, le début est malheureusement un peu long. Le livre s'ouvre avec la découverte à la mort du père Rivière de l'existence d'une seconde famille et d'une demi-soeur Sylvie, globalement opposée dans le caractère à la calme et discrète Annette, et l'amitié des deux jeunes filles donnent le titre et le thème principal au premier tome de la saga. Amitié féminine qui dans les premiers temps fera pâle figure, manquera de relief et de profondeur, surtout comparée à la soif d'absolu animant Olivier et Jean-Christophe cité plus haut, et une ennuyante rivalité amoureuse entre les 2 sœurs risque de faire abandonner la lecture à tous mes proches à qui je vais tenter de mettre ce livre entre les mains.
Mais peut-être ce temps de frivolité est-il voulu par l'auteur, pour accentuer le contraste avec les épreuves que vont vivre le protagoniste par la suite et la volonté de vivre et la profondeur qu'ils vont développer. Car après tout, ces biographies sont aussi un roman d'émancipation (Emmanuel Carrère).

La timide Annette fiancée à un beau parleur (et futur député) finira par s'affirmer face à lui dans un dialogue fondateur, qui mènera à la rupture entre le baratineur et la jeune femme, enceinte de lui. Et là commence vraiment l'histoire, à la toute fin du premier tome. à la découverte de la grossesse, au basculement de vie que cela implique.
Romain Rolland profitera de la grossesse de son héroïne pour évoquer assez longuement la condition des femmes et un début de féminisme de l'époque. Mise au ban de la bonne société bourgeoise, Annette avec son petit garçon Marc réalisera des efforts héroïques pour survivre, éduquer son fils. Il y a dans la description de ce courage d'un coté et la sécheresse d'une partie de la société de l'autre, un plaidoyer début de féminisme dont d'autres parleraient mieux que moi.

J'ai également franchement apprécié une construction plus agréable dans la présentation des autres personnages, qui vont reviennent et se croisent par rapport au très linéaire Jean-Christophe.

Inutile de vous narrer tout ce qui arrivera à Annette, Marc et Sylvie dans la première moitié tourmentée du XXème siècle, l'essentiel des péripéties approfondissant les relations (à nouveaux lieux, nouveaux personnages, angles de vue plus large sur le monde de l'époque)
Il y a quelques chose de passionnant dans la manière de narrer les péripéties des ses héros chez Romain Rolland. Une manière de décrire les personnages, les actions, qui renvoient bien vite à analyse plus profonde, une époque, des courants de pensées, des peuples bien que parfois un peu vague ou aspécifique (les notions de grandeur, de force, reviennent souvent sans qu'elle soit plus précisées). Le regard d'un personnage servant parfois de grille de lecture des actions d'un autre au narrateur. Rolland fait le choix d'un nombre relativement limité de personnages permettant de parler avec plus de nuances des relations amitié, amour ou repulsions qui les relient. Et le temps long du roman permet de voir les héros passer de l'un à l'autre sans être pressé par un nombre limité de pages.

Ainsi, le rapport entre les classes sociales est l'un des thèmes dans un monde qui connait les soubresaut. Le fils de la bourgeoise (ou ex bourgeoise à un moment) Annette, goûte à la fascination qu'exerce le monde ouvrier parfois révolutionnaire, souvent fraternel auquel on ne peut appartenir si on n'y est pas né, quelque soit le nombre d'heures que l'on passe après à l'usine.

On note également une certaine clairvoyance quant au monde qui viendra, même si à ce moment le fascisme est seulement italien. Beaucoup moins d'allemands que chez Jean-Christophe, et le toujours pacifiste Romain Rolland, réglant au passage ses comptes avec ceux qui l'étaient moins que lui, pacifiste, avant la grande guerre, défend toujours l'amitié entre les peuples, mais ne parle plus de la complémentarité Franco-Allemande dont il fut grand défenseur (et à cette époque, en 1910, ça devait être courageux !). A la fin du livre Rolland affiche ses sympathies socialistes et voit d'un oeil bienveillant l'expérience soviétique, dont il se détournera lors des procès de Moscou (1936- 1938) survenus après la publication du dernier tome de l'Âme enchantée

Plus le roman avance plus, l'héroïne gagne en force, et en générosité. Et par plusieurs moyen elle enfantera et soutiendra les autres toujours plus. Il y a dans l'œuvre de Rolland un en-avant inarrêtable, dans la générosité, dans le dépassement et dans don de soi, qui ont été rendu nécessaires par les épreuves. Carrère a raison, ils 'agit bien d'un roman d'émancipation.

Bref, un trésor oublié, pourvu que l'on puisse surmonter un peu d'ennuie au début !