Après quelques années à dessiner l’esquisse d’une psychanalyse structuraliste, en évoquant les psychoses et quelque sujets canons relevant du corpus freudien (identification, transfert, désir et son interprétation), Lacan s’intéresse à un petit objet fugace, l’angoisse.
Quelques difficultés
Toute la première partie de l’enseignement de Lacan délaisse la notion d’affect. Il s’agit plutôt de s’intéresser à la technique freudienne, et d’en révéler la dimension structurale, notamment dans les rapports d’identification, de transfert et dans la clinique des psychoses. L’angoisse apparaît donc comme un objet mineur, un moment fugace qui concerne tout à chacun et dont, finalement, on ne sait pas trop quoi en dire.
Déjà, Freud, dans Inhibition, Symptôme, Angoisse, parle difficilement du troisième terme. Lacan remarque que l’angoisse n’est jamais clairement définie chez Freud. Inhibition et symptôme renvoie à un empêchement, un mouvement empêché. Après tout, le patient se plaint de ne pouvoir faire une chose (c’est là le symptôme), l’inhibition c’est le discours dans lequel s’empêtre le sujet quand il parle de son symptôme. Le symptôme est un fait, l’inhibition un sentiment, un émoi quand au symptôme. Or l’angoisse saute de cette relation, elle ne s’y inscrit pas, au sens où l’angoisse s’éprouve, se rencontre. Elle ne produit pas de l’embarras ou de l’empêchement. Elle se situe sur un autre registre. Elle échappe en tant qu’affect, comme le remarque Lacan, avec Freud :
Il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le retrouve déplacé, fou, inversé, métabolisé, mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent
L’angoisse, comme tout les affects ne procède pas d’une reconnaissance, d’un jugement, d’un acte intellectuel du sujet. L’affect submerge le sujet, le langage ne parvient pas a complètement saisir la nature de l’affect. La crise d’angoisse, en tant que tel, c’est ce moment où le sujet ne parvient plus à s’exprimer. Plus qu’avec un autre affect, on délimite difficilement l’objet de l’angoisse, car les mots manquent (là où il est plus simple en apparence, plus intuitif d’accorder un objet à la joie par exemple). C’est sur ce paradoxe apparent que Lacan va formuler quelques propositions éclairant l’angoisse, mais aussi des indications sur ce que met à jour la psychanalyse.
Spécificité de l’angoisse
Il s’agit pour Lacan de reprendre ses élaborations autour du désir et de son objet. L’objet du désir n’est jamais acquis pour le sujet. Non pas ce que dernier à le malheur de ne pas s’attacher aux bons objets ou qu’il ne soit pas assez raisonnable. Plutôt que la satisfaction par l’objet n’existe pas, car l’objet du désir est toujours évanescent. Il y a bien entendu des images de l’objet (« je désire telle chose), mais ce n’est qu’une image qui ne substitue jamais entièrement à la chose en soi. Ainsi, atteindre ce qu’on souhaite ne nous apporte pas une entière satisfaction, si ce n’est une déception. C’est précisément grâce au fait que nous nous approchons que par des images virtuelles que nous continuons à désirer. L’image virtuelle est toujours accompagnée de son corollaire, le manque. L’image de l’objet est à la fois ce qui attire le sujet, mais aussi ce qui l’éloigne de la chose en soi. Et tout le désir est peut-être affaire de parcours autour de la chose, sans jamais réellement y accéder, mais c’est ce parcours, rythmé par le manque et la brillance, qui laisse entrevoir quelque chose de la vie.
L’angoisse, ici, qui semble être sans objet, ne laisse pas la place à autre chose qu’elle-même. Lacan aura une formule sympathique :
Quand quelque chose apparaît là [à la place de l’image du manque] , c’est donc, si je puis m’exprimer ainsi, que le manque vient à manquer
Si un sujet peut passer d’une image de l’objet du désir à une autre, et par là opérer un continuum dans son désir, c’est précisément quand ce jeu de roulement est grippé que le manque ne parvient pas à s’effectuer. Là où ce dernier peut s’entrevoir dans les successions du parcours du désir, cette présentification où aucun voile ne vient recouvrir le manque, où il n’y a aucune image qui viendrait relancer le jeu imaginaire ne peut qu’amener du trouble : la manque n’est plus différé, il n’y a rien devant le sujet. L’angoisse survient car précisément il n’y a plus (d’image) de l’objet.
Lacan donne donc à l’angoisse un statut particulier, face au régime des signifiants :
Les signifiants font du monde un réseau de traces, dans lequel le passage d’un cycle à l’autre est dès lors possible. Ce qui veut dire que le signifiant engendre un monde, le monde du sujet qui parle dont la caractéristique essentielle est qu’il est possible d’y tromper.
L’angoisse, c’est cette coupure – cette coupure nette sans laquelle la présence du signifiant, son fonctionnement, son sillon dans le réel est impensable – , c’est cette coupure s’ouvrant, et laissant apparaître ce que maintenant vous entendrez mieux, l’inattendu, la visite, la nouvelle ce que si bien s’exprime le terme de pressentiment […].
Tous les aiguillages sont possible à partir de l’angoisse. Ce que nous attendions en fin de compte, et ce qui est la véritable substance de l’angoisse, c’est ce qui ne trompe pas, le hors de doute.
Le signifiant, de par son côté arbitraire et abstrait (le mot chien n’aboie pas, pour détourner la fameuse citation) ouvre donc le sujet au malentendu. La signification des signifiants ne donne jamais entièrement le sens. Ce dernier se lit entre les lignes, entre les signifiants. L’angoisse, dans le monde que construit les signifiants fait office de trouble. Mais un trouble qui ne passe pas par les brumes, plutôt par un choc, une coupure dans l’expérience du sujet. L’angoisse ne trompe pas. A valeur d’illustration, Lacan propose une petite histoire:
Supposez-moi dans une enceinte fermée, seul avec une mante religieuse de trois mètres de haut. C’est la bonne proportion pour que j’aie la taille dudit mâle. En plus, je suis revêtu d’une dépouille à la taille dudit mâle qui a 1,75 mètre, à peu près la mienne. Je me mire, je mire mon image ainsi affublée dans l’œil à facettes de ladite mante religieuse. Est-ce que c’est ça, l’angoisse ? C’en est très près.
Il y a une incertitude : est-ce que je vais me faire dévorer ? Quelle place ai-je dans le regard de la mante. Ce qui ouvre à l’angoisse, ce n’est que je n’ai rien pour interpréter le désir de la mante, et ainsi me fondre dans l’une des deux alternatives. Je ne fais face qu’au pur désir de la mante et que je ne parviens pas à réduire à un signifiant. Du fait de l’échec d’un recours à la parole, l’angoisse ne trompe pas, ne maquille pas sa réalité par des mots. Ce qui apparaît est une épure qui s’éprouve, justement, dans l’angoisse.
Objet paradoxal donc que l’objet de l’angoisse. Il est sans représentation, pour autant il produit des effets. Ce qui nous amène au concept lacanien fondamental, l’objet a.
L’objet a
La notation algébrique indique qu’il s’agit là d’un objet qui ne s’échange pas, qui n’appartient pas au domaine du sensible. Le a nous empêche de projeter, d’imaginer ce que serait cet objet. Lacan qualifie cet objet, d’objet cause du désir. Là où les autres objets se présentent au sujet, se saisissent, l’objet a échappe. Il est le creux à l’intérieur de l’objet que le sujet croit désirer. Lacan prend l’exemple éloquent du fétichisme. Le désir ne se situe pas à l’intérieur du fétiche, il n’est pas le fétiche. Mais la présence de ce dernier est nécessaire pour le « sujet fétichiste » soit dans ces conditions de désirs. L’objet a se trouve ici, dans une circulation qui implique un sujet et son objet fétiche. En soi l’objet a n’est pas entrevu par le sujet, mais la dialectique entre le fétiche (qui peut-être justement n’importe quoi) et le sujet fait advenir du désir. L’objet a n’est rien, mais cause le désir.
Un objet déterminé, une fois que le sujet l’aurait obtenu entraînerait le tarissement du désir. Or c’est précisément parce qu’il y a de l’objet a, que l’objet n’est pas déterminé que la course du sujet ne s’arrête pas, sauf symptôme ou angoisse. Dans ce dernier cas, l’indétermination de l’objet y apparaît dans toute sa splendeur et le manque, le rien de l’objet a disparaît pour laisser place au désir pur de l’Autre. L’angoisse révèle cette épure de l’objet, mais aussi la nécessité du voile sur l’objet a. Une partie de notre désir nous échappe : nous pouvons parler de ce que nous désirons, nous pouvons évoquer ce en quoi notre désir nous affecte, mais tout ne tombe pas dans la parole (ou dans le spéculaire, le visible), le reste appartient à l’angoisse :
Cette place, en tant que cernée par quelque chose qui est matérialisée dans l’image, un bord, une ouverture, une béance, où la constitution de l’image spéculaire montre sa limite, c’est là le lieu élu de l’angoisse
Quelques conséquences
L’angoisse n’est pas quelque chose qui se conjure, comme le stress ou la peur. C’est la mise en lumière de ce qui n’est pas saisissable, visible. Par là, l’angoisse est un signal, un affect se trouvant sur le mode de « ça, ça ne trompe pas ». L’angoisse, malgré son absence d’objet, n’est pas sans rapport avec l’objet a. Cette idée a quelques conséquences épistémologiques et éthiques, conséquences qui sont spécifiquement explorée par la psychanalyse.
Si la psychanalyse traite de la dimension pulsionnelle de l’activité psychique, du conflit au sein de cette dernière, alors l’objet a est son objet. Or cet objet ne s’appréhende pas comme s’appréhende un comportement ou un énoncé. Il n’est rien, mais ses effets se déploient : cela suppose de poser la question de la connaissance à l’aune de ce statut si particulier. De plus, l’abstraction du concept d’objet a évacue toute question normative, toute distinction entre bon objet ou mauvais objet. Il s’agit, par ce concept une tentative de penser sérieusement, sans tomber dans le moralisme et en exigeant une transformation de l’épistémologie, ce à quoi la psychanalyse a affaire.