De toute urgence, braquons les projecteurs de ce blog interlope vers James Morrow, écrivain que j’ai trop longtemps délaissé. A ma décharge, étant un adepte indécrottable du bonhomme et ayant épuisé quasiment tous ses livres, je m’étais résigné à lire les inédits avec parcimonie, histoire de faire durer le plaisir. Mais comme L’Arche de Darwin vient de paraître récemment, je peux enfin entamer L’Apprentie du philosophe que je gardais précieusement en prévision des jours de disette livresque. Ouf !
« La Science est capable de nous décrire un phénomène mais elle ne
pourra jamais nous en révéler le dessein. La question majeure Pourquoi
?, continue de résider dans le domaine philosophique. »
Penseur darwiniste et athée, Mason Ambrose s’apprête à défendre sa thèse devant le comité d’examen chargé de la valider. Mais au moment de croiser le fer avec l’un des membres du jury, un théiste notoire, alors que l’auditoire rassemblé dans l’auditorium pour voir le sang couler retient sa respiration, il opte pour un repli prudent, sabordant par la même occasion sa carrière et son avenir. L’ex-thésard n’a cependant guère le temps de se lamenter sur son sort. Contacté par un intermédiaire, il accepte de faire l’éducation morale de Londa, fille de Edwina Sabacthani, célèbre et riche généticienne. Le défi lui paraît être à la mesure de son ambition, d’autant plus qu’il est assorti d’une enveloppe d’argent plus que substantielle, sans oublier le vivre, le gîte et le couvert, toute la durée de sa sinécure sur Isla de Sangre, au Sud de Key West.
Pourtant, arrivé sur place, Mason sent que cet univers paradisiaque cache quelque chose d’inavouable. Au cours de son exploration de l’île, il découvre ainsi que Londa a deux sœurs dont elle ne connaît pas l’existence, elles-même faisant l’objet d’une éducation à l’éthique assurée par d’autres professeurs. Toutes trois sont issues des ovules de leur mère, fécondés et élevés artificiellement avant de voir leur croissance accélérée jusqu’à l’âge choisi grâce à l’invention de l’ontogénérateur. Le procédé doit permettre à Edwina, très occupée par ses recherches, de profiter de la joie d’avoir des enfants avant de mourir, emportée par une maladie dégénérative qu’elle a malheureusement contracté.
Ne goûtant guère sa participation à une expérience qu’il juge égoïste et dont le déroulement lui rappelle les manipulations sinistres d’un Dr Moreau, Mason n’en poursuit pas moins l’éducation de Londa jusqu’à son achèvement. Il coupe ensuite les ponts, pensant profiter de son pactole tranquillement en devenant libraire. Mais dix ans plus tard, l’expérience vécue à Isla de Sangre se rappelle à lui.
« Homme corpulent, dont la tête petite et la silhouette bulbeuse
évoquaient une quille de bowling menaçant de tomber, Enoch Anthem
passa les trois semaines suivantes à attaquer l’opération Redneck à
coups de mails, de blogs et des douzaines d’apparitions sur ce que
Natalie appelait le réseau trèslaidvangélique. »
Paru Au diable vauvert et toujours pas réédité en poche, L’Apprentie du philosophe ne déroge pas à la manière de James Morrow. Pétillante de malice et d’intelligence, l’intrigue flirte avec la science-fiction, la philosophie et le burlesque, pour susciter moult réflexions et sourires en une synergie salutaire. Grand connaisseur de la philosophie, l’auteur américain vulgarise avec talent l’épicurisme, le stoïcisme, l’hédonisme et d’autres concepts relevant de l’éthique philosophique, convoquant au passage Socrate, Heidegger, Kant, Jésus Christ (!) et bien d’autres. À l’instar de Sinouhé, le personnage principal du péplum L’Egyptien, il s’interroge ainsi sur les problèmes éthiques soulevés par la science et les technologies et, en continuateur des Lumières, il réaffirme la nécessité d’une éducation à la raison.
Le narrateur de L’Apprentie du philosophe semble un double de James Morrow, projetant un regard tour à tour moqueur, provocateur ou ému sur le spectacle de la comédie humaine. Non sans un certain sens du burlesque d’ailleurs, comme l’auteur américain nous a accoutumé à le faire. Sur ce point, le roman recèle des morceaux de bravoure hallucinants. Des scènes surréalistes et baroques, jalonnées de trouvailles hilarantes ou effrayantes. L’assaut de Thémisopolis, l’utopie féministe et féminine fondée par Londa, par des hordes de fœtus avortés, ressuscités et amenés à maturité par l’ontogénérateur en fait partie. Une chair à canon téléguidée par une secte chrétienne dirigée par un télévangéliste monté en chaire. Mais, le projet prévoyant de faire sauter les automobilistes réactionnaires, en usant du subterfuge de joggeurs androïdes transformés en bombes ambulantes, portant des tee-shirts revendiquant la liberté d’avorter, de se marier entre personnes du même sexe ou l’évolution biologique, inspire également un ricanement nerveux. Bref, les piques de l’auteur américain font mouches et ses spéculations fournissent à l’esprit la matière à un questionnement dont les réponses enrichissent la raison.
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Loin de se cantonner à la formule incantatoire, James Morrow en explore les différents aspects, via l’éthique et la philosophie. Une démarche incontournable, de crainte d’abandonner le terrain à la religion et aux pseudo-théories New Age. Le sujet n’est d’ailleurs pas qu’américano-américain. Il traverse les opinions de nombreux pays, remettant par exemple en cause la théorie de l’évolution, par le truchement du dessein intelligent, ou cherchant à influer sur les applications pratiques de la science, par exemple en proscrivant l’avortement, voire la contraception. Tout ceci témoigne de la volonté sans cesse renouvelée des agités du culte à contrôler la vie d’autrui, en particulier celle de la femme, mais également de la nécessité du combat des rationalistes athées contre toutes les fariboles.
L’Apprentie du philosophe est une satire brillante et jubilatoire, prodiguant intelligence et ironie, mais également empathie et tendresse. Roman curieux de tout et malicieux, il apparaît comme le parfait remède contre les germes mortifères de l’obscurantisme, plus que jamais à l’œuvre aux États-Unis et dans le monde en 2018.
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