Ce roman de 2010 de l’écrivain argentin Guillermo Saccomanno, traduit en 2012 aux excellentes éditions Asphalte par Michèle Guillemont, met en scène une société dystopique ultra-violente, dans une métropole où les hélicoptères quadrillent jour et nuit le ciel pour prévenir toute fusillade ou attaque terroriste, où les faits divers les plus abominables se succèdent sur des écrans omniprésents, où les rues sont envahies par des animaux clonés redevenus bêtes sauvages et des enfants zombis.
Passant entre les gouttes de ces dangers dans une infra-vie passée essentiellement au bureau, l’employé est un personnage couleur de muraille débordant d’amertume, un salarié docile habité de fantasmes de violente insoumission, restant tard le soir derrière son ordinateur pour éviter de retrouver un foyer sordide, une grosse épouse despotique et un troupeau d’enfants obèses et vindicatifs.
«Il s'apprête à partir. La lenteur de ses gestes n'est pas seulement due à la fatigue. A la tristesse aussi.
L'ordinateur tarde à s'éteindre. Enfin, soupire-t-il. L'écran s'obscurcit. L'employé dispose soigneusement ses instruments de travail pour le lendemain : les stylos, l'encre, les cachets, les tampons, la gomme, te taille-crayon et le coupe-papier. Il l'astique. Le coupe-papier semble inoffensif. Sauf qu'il peut devenir une arme. L'employé aussi paraît inoffensif. Mais il ne faut jamais se fier aux apparences.»
On plaint en même temps qu’on déteste ce bon soldat pathétique, reflet d’une aliénation par trop familière, claudiquant, dissimulant son pardessus élimé, finalement lâche et traître mais se convaincant de sa supériorité pour rester debout.
«Il se demande jusqu'à quand il sera un personnage secondaire dans la vie de tous.»
Le rapprochement dans «L’employé» d’un monde d’entreprise froid et monstrueux mais extrêmement proche de nous, et d’un univers urbain extrêmement violent, forme un portrait glaçant de la sauvagerie et de la difficulté d'aimer dans la société moderne, et surtout de l’aliénation par la bureaucratie.
Dans cette société où les tentations de consommation, la peur du déclassement, l’exclusion et la violence ont atteint des degrés extrêmes et où l’empathie a disparu, -et ou, si d’aventure elle resurgit, elle sera rapidement éradiquée par les comportements dominants barbares et paranoïaques-, le portrait de cet homme soumis à la pression et au rythme infernal d’une entreprise déshumanisée, dont les seuls rêves sont des fantasmes de violence et de fuite, pourrait être totalement désespérant s’il n’était pas porteur d’un puissant message de révolte contre le conformisme.
«Ce matin, à son arrivée, il comprend qu’un licenciement va avoir lieu. Un garçon bien mis attend à la réception, près de l’accès principal aux bureaux. Une jeune fille ou un jeune homme à cette place signifie, chacun le sait, le remplacement d’un membre du personnel. Les nouveaux attendent, prêts à occuper un poste et à entrer immédiatement en fonction, tandis que les employés commencent leur journée dans la crainte, en se demandant qui va etre remplacé, qui sera licencié. Le jeune aux cheveux gominés, au costume gris, à la chemise blanche et à la cravate bleue, est posté là tel un soldat en faction.
Dans un instant, dès qu’ils auront tous rejoint leur bureau, un haut-parleur annoncera le nom de celui ou celle qui est renvoyé. D’une formule neutre, comme dans un aéroport, on informera publiquement de qui il s’agit. L’équipe de sécurité empêchera alors toute opposition à cette mesure en encerclant immédiatement le bureau de celui ou celle qu’on expulse.»
Un roman dur, prévisible mais étonnamment attachant, précédé d’une très belle préface de Rodrigo Fresan, qui souligne les parentés avec Franz Kafka, George Orwell et Hermann Melville notamment, récit qui entre en aussi en résonance avec l’exceptionnel «Extrait des archives du district» de Kenneth Bernard.
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