Jane Sctrick dans sa note d'édition introductive à L'Esclave libre chez GLM se plaît à comparer Robert Penn Warren à Faulkner. Simple gageure. Bien sûr, entre les deux hommes, des correspondances existent : leur attrait premier pour la poésie, l'ambition de décrire dans leurs romans la culture sudiste, leurs collaborations épisodiques avec l'industrie du cinéma. Cependant la liste de leurs points communs ne va pas au-delà. D'abord parce qu'il n'a existé qu'un seul Faulkner, comme il n'a existé qu'un seul Mozart, comme il n'a existé qu'un seul Platon... et que ceux-là, de tous temps, ne souffrent aucune comparaison. Ensuite parce que leurs ambitions littéraires divergent du tout au tout. Chez Faulkner, l'écriture romanesque est à chaque page un effort tendu vers la subversion des codes du récit en vue d'atteindre la vérité fluctuante du langage de la conscience dans ses contradictions multiples, son irrationalité fondamentale. Faulkner entend traduire la part maudite de la raison, celle qui appartient du rêve, des sensations, des incertitudes de la mémoire, de l'oubli et du subconscient. Et c'est cette exploration des limites de la (ir-)rationnalité qui fait tout le génie révolutionnaire de son œuvre. Rien de tel chez Robert Penn Warren, dont le travail se situe du côté d'une littérature de combat qui semble d'abord s'inspirer des codes forgés de ce côté-ci de l'Atlantique par Jean-Paul Sartre, lorsque par exemple il affirmait que "la littérature efficace, c’est la littérature qui entraîne l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes et vers l’humanité". De l'exacte même manière Robert Penn Warren a des idées à transmettre. Plus encore son travail véhicule une certaine conception de ce que doit être l'émancipation sociale, et du rôle qui dans ce processus revient à la littérature. L'engagement de R. P. Warren en matière de politique s'est notamment exprimé dans le cadre du mouvement des droits civiques pour l'abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis, bien que dans un premier temps il ait pu en être un partisan, avant d'avoir finalement révisé sa position d'abord avec la publication d'un petit livre intitulé Segregation: The Inner Conflict in the South en 1956, puis avec la publication en 1965 de Who Speaks for the Negro ?, une recension d'interviews de grandes figures du Mouvement comme Malcolm X ou Martin Luther King. L'Esclave libre, publié lui aussi en 1956, se présente au sein de ce corpus comme le pendant romanesque de ces essais, et le registre de la fiction se trouve là clairement mis à contribution de la lutte engagée par les abolitionnistes, auxquels ce roman entend manifester son soutien, et non seulement cela, puisque là, au travers du parcours d'Amantha Starr, sa protagoniste principale, c'est aussi une sorte de manuel d'émancipation à l'usage des personnes ségréguées qui est mis à disposition des lecteurs. Ce manuel d'émancipation s'occupe de décrire par le menu toutes les impasses sociales, mais surtout psychologiques, qui font barrage à la quête des populations opprimées, et ici esclavagisées, pour se libérer de la férule de leurs oppresseurs. De façon absolument manifeste Robert Penn Warren s'est inspiré pour l'écrire de l'existentialisme sartrien, et sous cette perspective le roman apparaît comme un condensé, ou comme une illustration par un biais fictionnel, des thèses consacrées à ce sujet dans L'Être et le néant. Amantha Starr, l'héroïne du livre, qui se découvre Noire et esclave lorsqu'elle se pensait Blanche et libre, traverse ainsi tous les états de la conscience mystifiée telle que Sartre s'est occupé de les mettre en lumière. Elle connaît en particulier la mauvaise foi qui lui fait trouver du réconfort dans la soumission à plusieurs maîtres successifs (son père, puis son maître, son amant, son mari) face à l'angoisse ressentie du fait de son vide existentiel et de son indétermination fondamentale, puisque comme tout Homme elle est par essence condamnée à être libre. De façon assez claire, cette mauvaise foi apparaît selon Robert Penn Warren comme étant l'épine dans le pied du Mouvement qui pourrait incliner les militants vers des compromis insatisfaisants, car conduisant vers une douce aliénation et l'élection de nouveaux maîtres remplis de bonnes intentions. La liberté ne se donne pas. Elle se prend, et en ce sens Robert Penn Warren n'a cesse d'affirmer au travers de la voix de son héroïne que c'est à la communauté afro-américaine de déterminer les termes dans lesquels elle souhaite débattre de son émancipation, et la mettre en œuvre.

Camille-Vuillemin
9

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le 28 août 2023

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