L'Hiver des hommes par BibliOrnitho
Marc, un écrivain français (l’auteur lui-même à peine déguisé) arrive en Bosnie à l’automne 2010, quinze ans après la fin de la guerre qu’il avait couverte à l’époque en tant que journaliste. C’est donc pour lui un retour avec, pour point de départ, le suicide en 1994 d’Ana Mladic, fille de Ratko Mladic, général en chef de l’armée serbe, accusé de crime contre l’humanité par le tribunal pénal international de La Haye.
J’avoue avoir beaucoup hésité à lire l’hiver des hommes. Car si je désirais depuis longtemps découvrir la plume de Duroy, le thème promettait une lecture difficile. Et effectivement, dès les premières pages, l’auteur met les pieds dans le plat avec le récit de l’interview de Stanko Jankovic, un colonel proche de Mladic qui se cache de la justice. Détails crument balancés à la tête du lecteur, massacre de Srebrenica en tête de liste. Quelle introduction ! Certes, en raison de mes craintes initiales, j’étais entré prudemment dans ce livre, baissant la tête, m’attendant à ce que les coups volent bas. Malgré tout, j’ai pris ce poing en pleine gueule et ai failli lâcher le livre. Encore groggy, je suis parvenu à me rétablir et à poursuivre : en grande partie grâce à la très grande force de l’écriture de Duroy. Et à la leçon d’Histoire donnée par un journaliste de talent.
Par d’incessants parallèles avec le nazisme, Duroy déroule les faits de guerre de l’armée serbe en transcrivant les conversations qu’il a eu par le truchement d’un interprète avec des combattants de l’époque, qu’ils aient été officiers ou simples soldats. Tous se défendent d’être des criminels. Ils n’ont fait que défendre leur vie et leur maison menacées par le camp d’en face. Une guerre civile, fratricide, abominable qui a conduit entre 1992 et 1995 à l’éclatement de la Yougoslavie et à l’avènement de micro-républiques autonomes, séparées les unes des autres par des frontières aujourd’hui encore hermétiquement closes. Une guerre honteuse dont chaque camp se renvoie la responsabilité.
Lionel Duroy découvre au gré de ses pérégrinations une République serbe de Bosnie exsangue, ethniquement pure mais terriblement isolée, souffrant de la faim et de l’odieuse image qu’a d’eux la communauté internationale, Europe occidentale en tête.
Terreur des serbes dirigés par un gouvernement corrompu, mafieux et constitué d’opportunistes qui se sont adroitement glissés sur le devant de la scène à la fin de la guerre. Climat délétère de suspicion savamment entretenu par les autorités dans lequel on craint son voisin. On parle bas et à mots couverts : arrestations arbitraires et assassinats en pleine rue et en plein jour se voient encore.
Colère et amertume de se retrouver tous dans un même panier avec collé sur le front l’étiquette infamante du criminel de guerre. Car certain ont déserté, ont refusé de combattre, de tuer leur frère, leur ami auprès duquel ils ont toujours vécu en harmonie et qui est devenu un ennemi exécré du jour au lendemain. D’autres ont pris les armes contraints et forcés, pour ne pas être tués eux-mêmes, pour défendre leur vie, leur famille menacées par des militaires croates ou musulmans fanatisés par leurs propres dirigeants.
Jamais l’écrivain ne porte de jugement sur ces combattants simples et attachants qui ne lui cachent rien des atrocités qu’ils ont commises ou subies. Jamais il ne juge car il est convaincu que s’il avait été à leur place, il aurait lui aussi pris les armes. Lui aussi serait entré en guerre exactement comme eux l’ont fait. Le ton du récit est froid (comme ce mois de décembre balkanique qui recouvre tout le pays d’une épaisse couche de neige) pour décrire l’horreur dont tout homme est capable, cet « hiver des hommes ». Car nous dit-il, nous sommes tous des monstres en puissance auquel il ne manque, parfois, que l’opportunité de nous révéler et de basculer. Froid et nanti d’une grande distance vis-à-vis des évènements. Mais également d’une grande chaleur, d’une profonde empathie à l’égard des acteurs du drame.
Car le lecteur décèle rapidement une faiblesse dans le jeu de l’auteur. Il n’est pas simplement un journaliste venu un calepin à la main chercher de la matière pour un bouquin comme le laissait penser la succession des entretiens en début de livre. L’écrivain a lui aussi son lot de casseroles qui le rend profondément humain : une famille à laquelle il a tourné le dos, une femme qu’il aime et qui a choisi de le quitter et en butte à la colère de son propre fils. Marc est un homme blessé, en proie à la solitude et qui se retrouve dans ces gens qu’il visite, obsédé par « l’après », obsédé par la manière dont on parvient à surmonter le passé pour se remettre, se reconstruire et repartir de l’avant.
Un livre très noir, difficile, éprouvant et que j’ai d’ores et déjà placé aux côtés de « De sang froid » de Truman Capote ou de « Sylvia » de Léonard Michaels : des livres dont on ne sort pas indemne et qui laissent le lecteur hébété une fois la dernière page tournée. Mais un livre d’une grande sensibilité dont j’ai beaucoup aimé la lecture. Un livre qui comporte néanmoins une lueur d’espoir dans les toutes dernières lignes lorsque Marc aperçoit Jelica et Petar – un couple serbe de Pale qu’il avait longuement rencontré – déambuler main dans la main dans les rue de Sarajevo, ville tenue par les musulmans.
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