Variation sur un vieux sujet de dissert philo (à quoi sert l'art), L'Art impossible est une nouvelle occasion pour son auteur de défendre une position que d'aucuns assimileront à la défense du cancel (ce qu’Édouard Louis conteste dans une interview donnée en mars dernier à l'Express en faisant valoir que lorsqu'on refuse de participer, ça n'est pas la même chose). La question au départ est la suivante : n'est-il pas honteux de s'adonner à "l'art" (en se rendant à des expositions, des concerts ou en écrivant de jolies phrases dans le confort douillet de son bureau) lorsqu'au-dehors la lutte fait rage ? Comment justifier de se détourner des justes causes qui requièrent notre active participation ? Et même si on ne peut pas militer H24, car l'homme, la femme... et les autres ont besoin quand même d'un peu de détente, n'est-il pas problématique de fréquenter tous ces lieux symboliques que la culture a enrégimentés à la grande domination capitaliste ?
La remise en question de l'art au nom de la politique est une vieille lune qui suppose une tranquille indifférence pour grosso modo un siècle de querelles sur les questions qui sont au fondement de l'art moderne, mais Lagasnerie n'a que faire de ce patrimoine qui échappe à la sphère sacrée de la sociologie bourdieusienne. Sa "nuit de feu" évoquée au début de l'ouvrage est déclenchée par une lecture de La Douleur suivie d'une conversation avec Édouard Louis ; résumée par une phrase de Duras ("Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal (...) au regard de quoi la littérature m'a fait honte"), elle se manifeste par la révélation tragique que son être est un être bourgeois. J'ai éprouvé le même sentiment au cours élémentaire lorsque mon camarade de table a fait cette remarque que le cinéma ça servait à rien. Lagasnerie n'a pas dû se remettre d'une telle révélation, des plus saines si l'on considère à travers les ressources de l'expérience tout ce qui permet d'opposer au désarroi infantile la tranquille certitude du contraire. D'ailleurs dans l'emploi qui est fait de cette expression, "la littérature", il y a à la fois ce qui va à l'esprit et ce qui va au dérisoire. "Sans cette conscience physique de l'anéantissement qui, seule, ouvre à celle de l'infini, il n'y a pas de poésie, il n'y a que de la littérature." (Annie Le Brun)
Lagasnerie n'est pas précisément sensible à l'esprit dans la littérature, notamment au sens humour. Cela lui aurait permis de constater le ridicule de sa position qui consiste à demander des comptes à l'art, comme si la honte d'être bourgeois avait cette vertu d'offrir à l'un des domaines les plus essentiels de l'activité humaine de se réformer en apprenant le respect et l'humilité face aux déshérités de la vie. Lagasnerie nomme cela une "éthique", "... le mode de présence de l'art éthique, écrit-il, est différent de l'art qui ne résiste pas à la honte." J'ai pensé en lisant ces lignes à Jojo, le personnage de Ferdydurke. Jojo sait que le personnage qui veut le cuculiser, celui qui est responsable de sa honte, c'est Pimko, le professeur qui veut le faire retourner à l'école. Lagasnerie, lui, se cuculise tout seul. Il se cuculise par sa propre honte et cela lui donne le projet de cuculiser les autres, tout le monde devrait avoir honte et s'auto-cuculiser, comme ça le monde serait meilleur.
On trouve aussi chez Lagasnerie l'idée que l'art est superficiel. Au fond c'est la même chose que la pulsion de l'homo œconomicus qui s'enrichit pour faire envie au voisin. L'art ça sert à se distinguer (mantra bourdieusien), on en fait non pas parce qu'on aime ça (mensonge qu'on se raconte à soi-même) mais surtout pour prolonger des positions de domination, écarter les autres, les gueux, ceux qui n'y comprennent rien. On retrouve là le thème gombrowiczien de l'inauthenticité de la culture, développé dans Ferdydurke ou Contre les poètes mais la différence c'est qu'il constitue chez Gombrowicz le ferment d'une satire féroce dirigée contre l'esprit de sérieux, contre l'académisme, contre une culture institutionnelle figée dans des valeurs d'un autre âge, représentée par la figure désopilante du professeur Pimko qui enseigne à ses élèves à quel point il faut être enthousiaste quand on fait des déclinaisons en latin ou qu'on lit du Slowacki ("... pourquoi Slowacki éveille-t-il en nous l'enthousiasme et l'amour ? Pourquoi pleurons-nous avec le poète en lisant cette merveilleuse, cette angélique poésie intitulée En Suisse ? (...) Parce que, Messieurs, parce que Slowacki était un grand poète !"). Autre personnage intéressant car complémentaire, Mientus qui pour échapper à la honte de la cuculisation part à la recherche du "valet de ferme". Le valet de ferme c'est l'appel de l'authentique : mal dégrossi, soumis aux rudesses du monde et donc préservé de l'école, de la culture et des manières. Mais l'idéal du valet de ferme n'est-ce pas de façon inverse mais au fond identique la même chose que l'Idéal, son instanciation dans la forme opposée ? L'Idéal des Valeurs, de la Noblesse, des Beaux sentiments resurgit ironiquement dans la pureté du valet de ferme. Au-dessus du valet de ferme concret il y a l'Essence du valet de ferme et celle-ci, comme forme de l'Idéal, n'appartient pas au valet de ferme mais à l'être bourgeois de la culture.
Notre Jojo bourdieusien apparaît en parfaite incarnation contemporaine de Mientus. Il ne voit pas à quel point ses tentatives de fra... fraterniser ont pour effet de le révéler, lui, le bourgeois, et de révéler tout le pathétique et le ridicule de ses tentatives de ne plus l'être. A la honte d'être bourgeois s'oppose une honte plus grande encore, celle que l'on ressent à l'écouter déployer lunairement cette forme supérieure, monstrueuse, sublime de la bêtise éduquée (il est tout de même agrégé de sciences économiques et sociales, docteur en sociologie...).
Jojo n'hésite pas d'abord à se demander pourquoi, à la faveur d'une révolution prolétarienne, on ne détruirait pas tout ce qu'il y a dans les musées. C'est que, répond-il, on est encore colonisé de l'intérieur par l'idée sacro-sainte de l'art, une forme de terreur culturelle faisant plus état du succès de la domination, intériorisée par les masses que du sentiment qu'il y aurait là quelque chose de consubstantiel à l'espèce humaine. Il n'hésite pas à poser cette question : peut-on encore être artiste après Bourdieu ? D'autres s'étaient interrogés à propos d'un autre événement, mais c'était avant l'arrivée du Messie de la sociologie (qui a rendu la question bien caduque). Il s'agissait évidemment de Paul Celan qui justement a droit à un règlement de comptes en bonne et due forme. Celan est coupable d'énigmatisation, il "ne dit jamais ce qu'il dit, il cache, il dissimule, il procède par allusions cachées, voilées - et d'ailleurs d'autres interprètes disent qu'il dit autre chose et conteste ces interprétations." On dirait le portrait que Frieda fait de Klamm à K. dans Le Château. Ça en dit long sur le rapport que Jojo entretient à l'art, on n'est pas loin finalement de la distance faite d'omniprésence cauchemardesque des autorités du Château dans le roman de Kafka. Car l'énigmatisation est pour Jojo un grave péché : "pourquoi ne pas dire ce que l'on dit ? Pourquoi énigmatiser ?" Pourquoi en effet lorsque le réalisme socialiste nous offre le modèle d'un art fait pour éduquer les masses, capable d'être compris de tous ? Une alternative à ces formes dégénérées qui n'ont de sens que de distraire le bourgeois et de nourrir le Grand Satan capitaliste. On voit par là que Jojo pratique le catéchisme stalinien à merveille.
Non, pour Jojo à "la forme énigmatisation et à la forme fiction, il faut opposer la forme explicitation." Bien expliquer ce qu'on fait, que tout le monde comprenne. On revient à l'école. Bonjour Pimko, bonjour Jojo. Car le pauvre, voyez-vous, y peut pas comprendre. Y l'est bête le pauvre, comment y ferait ? Y l'a pas été à l'école de la sociologie. C'est les riches, y l'ont rendu bête, c'est pour ça, y faut lui expliquer (et si possible lui faire passer les diplômes de l'EHESS). Là, et pour faire un aparté dans le commentaire, on pourrait se demander d'où ça vient un personnage pareil. Et bien moi j'ai plus qu'une hypothèse, une certitude qui me vient de lectures du regretté Bernard Stiegler, et d'une autre de Garapon et Lassègue. Je pourrais aussi citer Le danger sociologique de Gérald Bronner, Ci-gît l'amer de Cynthia Fleury (qui parle plus d'Adorno que de Celan) ou Soi-même comme un roi de Roudinesco. Mais il ne faut pas trop charger la barque alors nous laisserons tout cela dans le flou artistique qui déplaît tant à Jojo.
Jojo reproche à l'art de ne pas être la sociologie et surtout de ne pas avoir attendu Bourdieu pour s'exprimer. Il aurait fallu en effet demander la permission au Maître et l'art ne l'a pas fait. C'est dommage parce qu'il aurait pu apprendre tous les biais, mécanismes inconscients et ambiguïtés dont il est le lieu. Et tenter au moins de s'amender tandis que là, faute des mécanismes d'explicitation susmentionnés, l'art reste l'affaire des commentateurs et exégètes de tout poil (ces parasites), dont on a vu qu'ils se contredisaient sans cesse. Des salauds, tous à la solde du Capital ! Rien à voir avec une bonne thèse bien mastoc, un bon essai de sociologie avec les mots qu'on aime tellement lire, les systèmes qu'on analyse dans leur ensemble, les univers discursifs, les approches oppositionnelles... Ce mot d'"oppositionnel" qui plaît tant à Jojo, il vient d'où d'ailleurs ? Du DSM-5, le manuel des troubles mentaux ! Où il qualifie des formes de manifestations colériques exprimées à tout bout de champ, pour tout et rien, par des enfants notamment.
Et ça s'exprime aussi chez les adultes, ce qui nous ramène à Ferdydurke et à Mientus qui pour fra... fraterniser avec le valet de ferme procède avec lui à un échange de taloches (forme virile de la cuculisation). La taloche c'est le lot du valet de ferme et pour pouvoir fra... fraterniser il faut bien que le maître la reçoive de lui. "Par bonheur le fils du peuple s'égaya des extravagances du monsieur. Il avait dû penser que le monsieur avait l'esprit dérangé (et rien n'égaie plus le peuple que les troubles mentaux des maîtres)..."
Le plus drôle est de s'apercevoir que c'est Gombrowicz qui a formé Bourdieu, sans rire ! C'est écrit, oui, dans un texte sérieux, issu d'une publication collective aux éditions de la Sorbonne. Le texte s'intitule Witold Gombrowicz, "sociologue en apesanteur" et on y lit que "tous les grands concepts bourdieusiens peuvent être trouvés chez Gombrowicz par anticipation". Il se joue là une réaction parodique à rebours où l'esprit s'inverse en esprit de sérieux. Jojo dans les pas du Maître, lui-même dans ceux du philosophe de Vence. Mais à chaque fois de façon plus pesante, plus réelle, et donc plus grotesque ! Jojo n'hésitant pas à remettre en question le Maître (horreur !) se demande pourquoi il voit dans l'art se prenant lui-même pour objet une conquête alors que côté réception, côté culture, "il met en évidence la participation de l'art à la guerre des classes et des légitimités". Vient alors la question qui renvoie la honte à la tombe où Bourdieu continue actuellement de se retourner : "la fonction conservatrice de l'art ne pourrait-elle pas être une conséquence ou un effet direct du triomphe d'une idéologie de l'art qui la prédispose à remplir ce rôle ?" L'histoire de l'art elle-même en prend pour son grade, faut pas déconner, ces salauds de riches y pensent qu'à entuber les pauvres avec leur art, mais heureusement on va préparer le Grand Soir, et y vont voir ce qu'y vont voir !
Ailleurs Jojo se demande "quelle pulsion d'échec pousse certains à choisir la forme plastique comme médium d'expression et d'intervention politiques". De toute façon, s'ils font de l'art c'est qu'ils ont laissé tomber la révolution, et là je dois admettre que sur ce point il a raison. L'idée de révolution est une illusion et s'il ne s'agit pas de la condamner il s'agit de la considérer pour ce qu'elle est, en tant qu'illusion, et donc d'entretenir un rapport à tout le moins distancé à ceux qui la prennent au sérieux, c'est-à dire qui en attendent l'achèvement de l'histoire (ou quelque chose dans ce goût là). Il en va de l'illusion comme d'une menace dès lors que le rêve est perçu comme un irréalisme, et que le désir de révolution s'en écarte pour se prévaloir des garanties supposées d'une conformité au réel. Le réel c'est le revers de l'illusion dont la révolution est l'avers. Contre ça il nous reste une idée de l'art qui contrevient absolument aux prescriptions de Jojo et à son "éthique" qui n'est rien d'autre que la morale des esclaves dont parlait Nietzsche.
Ce qui nous amène en conclusion à deux citations, la première d'Annie Le Brun pour répondre à la stupéfiante (et effrayante) bêtise qui a annihilé en Jojo toute faculté de penser et de sentir d'une façon qu'on pourrait dire authentique : "Mais, tout compte fait, nous n'avons que la poésie à opposer à la pauvreté de l'évidence. Nous n'avons qu'elle pour renverser la grossièreté du rapport du général au particulier qui, jusque dans nos façons d'être, vient nous faire violence. Nous n'avons qu'elle pour affronter en nous la monstruosité d'une volonté de pouvoir, chaque jour renforcée par l'illusion de la maîtrise et la maîtrise de l'illusion" ; la seconde de Clément Rosset : "Nous comprenons maintenant la nature de cette insaisissable hostilité au tragique que nous pressentions chez tous les moralistes (...) Leurs oppositions nous semblent mesquines, byzantines, grotesques. S'ils savaient comme nous pouvons rire de leur sérieux !"