Un matin, alors qu'il travaille à son atelier, un peintre fait une terrible constatation : il a perdu son imagination ! L'imagination, pour lui, c'est un peu comme le code civil pour un juriste, elle est indispensable à son métier. Il lui faut donc à tout prix la retrouver.
Ainsi commence le voyage de notre personnage : il prend ses affaires et saute dans sa voiture, direction l'inconnu. Au hasard d'une bifurcation, il trouve un chemin inattendu. Celui-ci le mène à une route escarpée, qu'il prend à flanc de montagne, et qui grimpe, et grimpe encore, jusqu'aux sommets du monde. Son parcours devient de plus en plus étrange : les pictogrammes routiers représentent des personnages de conte et des dinosaures, et il aperçoit une silhouette fantomatique, qui le scrute dans un décor orageux...
Au bout du chemin, épuisé, il aperçoit une grande bâtisse, charmante bien qu'à l'aspect un peu lugubre... Un jeune garçon l'informe : « Vous êtes arrivé à l'auberge de nulle part » avant de l’assommer d'élucubrations énigmatiques. Après avoir signé le registre auprès d'un majordome-perroquet, il prend un repos bien mérité. Au confort des premiers jours succède progressivement une ambiance de casse-tête, comme si l'auberge était un jeu, un jeu vertueux puisqu'il lui permettrait potentiellement de retrouver sa capacité à imaginer. Le lieu distille des pistes, des énigmes personnifiées : tous ses résidents sont extrêmement énigmatiques, et le peintre se rend vite compte qu'il peut en apprendre beaucoup auprès d'eux. Les dés sont lancés : il part dans sa quête, scrute, contemple, analyse ses mystérieux voisins. Pour se rendre compte qu'il partage plus d'un point commun avec eux : « Ils avaient tous semé la curiosité et ont récolté l'imagination », tel est le point de convergence de tous ces individus, et la voie par laquelle notre héros parviendra à retrouver son plus insigne talent.
L'Auberge de Nulle Part est une vaste galerie de personnages littéraires, qui sont empruntés à divers romans, pièces de théâtre ou même au monde réel - il y a aussi des personnages d'écrivains - pour servir ce brillant album, qui dépeint l'univers mental d'un homme en crise existentielle. Nous rencontrons pêle-mêle Huckleberry Finn, Long John Silver, Peter Lorre, Antoine de Saint-Exupéry, Le Capitaine Achab et Moby Dick, Don Quichotte et sa fidèle Rossinante, ou encore le Baron perché D'Italo Calvino...
L'album tisse donc un vaste panorama d'influences artistiques, une cartographie de l'imaginaire de son auteur. La plus grande prouesse de celui-ci est sa focalisation interne : si le monde de la fiction est dépeint de manière expansive, l'idée maîtresse de ce livre est la quête identitaire. Ce qui nous donne un ouvrage éminemment subjectif et non éloigné de l'autobiographie et des piliers du genre. À la manière d'un Michel Leiris qui dans son Âge d'Homme décide de « prendre le taureau par les cornes » Innocento couche ses doutes, ses angoisses de créateur sur ses planches. Le résultat est aussi admirable conceptuellement que dans le dessin, très inspiré des univers surréalistes de Max Ernst ou de Matisse, et parfois très proche de l'art Naïf du Douanier-Rousseau, notamment dans cette étonnante case où des oiseaux exotiques survolent les dunes, leurs becs multicolores contre le vent. Le lecteur attentif décéléra également un clin d’œil au pop-art dans un des personnages, qui, allégorisé, porte sur lui nombre de codes qui connotent les États-Unis et leur culture populaire des années 1950, notamment un Mickey sur la poitrine. Il frissonnera devant un rocher anthropomorphique aux allures de crâne humain, il contemplera le fuselage de l'Intransigeant de Saint-Exupéry, qui vogue dans le ciel avant de s'écraser sur le sable ; enfin il ne pourra qu'être admiratif devant cette aventure sincère, complexe, et intelligente.