Dès le titre jaillit l’énigme. Les poèmes sont des énigmes. Le premier poème, avec « l’inouïe parole », « faite d’un sens », nous introduit dans une réflexion sur le langage. La poésie ne sera pas le « très pur », mais justement « l’autre côté brûlé du très pur » : le langage poétique tourne le dos à ce qu’il voudrait dire (la langue ? le silence ? la vie ?). Apparaît alors « l’enfant », figure centrale des premiers poèmes : l’enfant semble alors être l’œuvre du poète ; mais ce pourrait aussi bien être son véritable enfant. Stétié joue avec les symboles : ses mots pourraient être référentiels, ou symboliques ; ils sont sans doute les deux : c’est à cela qu’on reconnaît les grands poètes.
Stétié se place donc parmi les poètes engageant sans cesse une réflexion métapoétique. On pourra le placer, si l’on veut, dans une tradition où Mallarmé joue figure de source, et où Bonnefoy et Glissant ont excellé.
S’affrontent les négations : page 10, c’est le « désordre » opposé au « vent inaltéré ». Le désordre contre la pureté de la parole poétique ? Pas si sûr, puisque le « vent inaltéré » est peut-être aussi ce vent de désordre, chaotique, avant toute organisation. La poésie pourrait ainsi chercher à revenir à l’origine, avant la parole. La poésie cherche ce qu’elle ne peut avoir, sorte de Graal métaphysique (le Graal était déjà métaphysique, mais passons) qui l’a fait avancer dans une quête mais contient déjà l’échec de cette quête. (Ce dernier point me paraît métaphysiquement condamnable, mais ce n’est pas le moment de donner mes opinions métaphysiques.)


Peu à peur, on remarque l’aspect musical du poème, les retours de mêmes mots, et ce tout au long du recueil. Sans qu’on puisse parler de cadre rigide, des rythmes apparaissent : les poèmes ont tous plus ou moins la même longueur : généralement deux strophes de 5 à 9 vers chacune. Apparaissent très souvent des décasyllabes et des hexasyllabes (une étude des mètres serait à faire, mais bien trop longue ici). Avec évidemment des écarts significatifs : vers continuant d’une strophe à l’autre, poèmes plus longs (p.16), mais jamais plus d’une page.
Et les mêmes mots sans cesse se répètent. Les poèmes deviennent des variations, et alors on se laisse bercer, par une musique pure, qui ne dit plus rien mais devient pur son. « L’enfant d’enfance », « l’autre côté », « l’été de neige », « le vent », « la brûlure », « le très pur » reviennent à différentes places syntaxiques, sans que la syntaxe paraisse avoir une quelconque.


Et c'est ainsi que ce livre semble peu à peu se composer de variations, façon "Variations Goldberg" avec des mots. Et peu à peu on se sent bercé, comme par la musique, dans un état où le sens disparaît pour laisser place au son et au songe, à la rêverie vague. Sans doute il faudrait étudier les combinaisons du recueil, la manière dont les mots reviennent, apparaissent, disparaissent et reparaissent, aller chercher "le bruit du moteur", comme dit Proust ; mais ce serait l'objet d'un autre livre et non d'un texte rapide.


Ce n'est pas là ma propre option poétique. Cette idée que la poésie doit se réduire à la musique m'ennuie largement. Ce qui ne m'empêche pas de trouver ce livre merveilleux. En tout cas, si l'on veut une illustration du rapport et du rapprochement possible entre poésie et musique, cette lecture est une nécessité.

Créée

le 18 mai 2018

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