« Faire de la politique en faisant de l’édition »
Parmi la multitude de petites maisons indépendantes, quelques unes ont choisi l’engagement politique et social comme matériau éditorial. Après l’apogée des sciences humaines et du livre politique dans les années 1970, le genre s’était assoupi. Les maisons que Sophie Noël a étudiées sont issues de la dynamique de politisation des années 1990 et qui a été à l’origine des mouvements sociaux de 1995. Pour une majorité, elles sont les héritières plus ou moins directes de François Maspéro, Champ libre ou Minuit, avec la figure emblématique de Jérôme Lindon.
Depuis les années 1990, ces maisons occupent la place laissée libre depuis plusieurs décennies par les grandes maisons : les sciences humaines, surtout les versions traduites, sont un secteur jugé peu rentable, d’autant que la figure des « grands intellectuels », comme Sartre, tels que Michel Foucault les définissait, tend à disparaître.
Parmi les maisons au coeur de l’analyse sociologique, on compte bien sûr Raisons d’agir, Agone, La Fabrique, Lignes, mais d’autres moins connues qui méritent le détour, comme L’Échappée, Le Temps des cerises, Syllepse et Amsterdam. La quasi totalité sont des microstructures, sans salarié, avec moins de 100000 euros de chiffre d’affaires annuel et moins de dix livres par an. Leur position éditoriale se définit par la négative : publier des textes contre la pensée de droite dominante. En fait, il n’existe aucune maison dont la critique prendrait racine dans la politique dite de “droite”, laquelle est par définition conservatrice.
Mais au-delà d’un positionnement idéologique fort, ces maisons se définissent également par le refus de l’édition intégrée, uniformisée et marchandisée. Cet engagement se manifeste dans la manière de faire les livres, mais également dans le fonctionnement de la structure : en choisissant l’association à but non lucratif plutôt que la forme juridique comptabilisant le profit, elles maintiennent la pureté de la production éditoriale sans considération économique.
[...] La difficulté majeure, pour les éditeurs de sciences humaines comme pour les autres, n’est pas d’éditer des livres mais de confier la diffusion à une structure professionnelle. La professionnalisation est source de reconnaissance et de stabilité, mais c’est aussi le début du développement économique. Or, celui-ci est-il compatible avec l’activité éditoriale, sans qu’il n’interfère dans le choix des livres publiés ? La réponse des éditeurs est souvent non : le compromis est rarement possible.
De nombreuses maisons d’édition indépendantes naissent et meurent chaque année, mais parmi celles-ci quelques unes sont parvenues à pérenniser leur structure. Toutefois, si le danger réside dans la précarité, il réside aussi dans le développement : l’augmentation de la production de livres entraîne un accroissement des frais, comme l’embauche de salariés. Si les livres ne se vendent pas suffisamment, la structure entre alors dans un système néfaste qui fait du profit la nouvelle priorité. Par ailleurs, les maisons de taille moyenne sont les premières cibles de rachat des groupes. Il reste à savoir si ces maisons seraient prêtes à passer le cap.
[...] L’ouvrage passionnant de Sophie Noël, documenté et riche d’informations, repose sur une analyse sociologique rigoureusement menée, avec pour objet d’étude une trentaine de maisons d’édition. Elle définit chaque terme, contextualise et délimite son champ d’action, s’attachant tant à décrire les trajectoires des maisons d’édition que celles des éditeurs qui les incarnent – chaque jour, à travers chaque livre.
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