Jean-Claude Michéa est un produit typiquement franchouille. Il n'y a que dans notre nation éternelle qu'un individu qui concocte une telle tambouille de concepts peut atteindre une telle reconnaissance.
Lorsqu'un livre de politique contemporaine comporte le mot « empire » dans le titre, c'est déjà mauvais signe. Et surtout, lorsqu'on part d'un postulat faux et que l'on déroule toute une argumentation à partir de ce postulat, tout ce qui suit est également faux, et de plus en plus à mesure que le discours se développe.
L'empire du moindre mal est donc un livre sur le libéralisme. Qu'est ce donc que le libéralisme d'après Jean-Claude Michéa ?
Il s'agit d'une forme de gouvernement moralement neutre, fondée sur l'extension infinie des droits individuels, où chacun serait libre de vivre comme il l'entend et où tous les modes de vie sont considérés comme l'expression d'un choix arbitraire. Dans une société libérale, la morale est privatisée, les valeurs communes et les critères visant à dire que tel mode de vie est meilleur que tel autre sont supprimés, chacun est tenu d'agir en égoïste.
Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde disait Albert Camus. Avant lui, Confucius, plus radical, disait que quand les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté.
Le problème c'est juste que le libéralisme n'a jamais été cela. Le moins que l'on puisse dire c'est que la définition de Michéa est franchement biaisée.
Qu'est ce que le libéralisme d'après l'étude des théoriciens du libéralisme et d'après l'histoire des idées telle qu'elle a toujours existé ?
Il s'agit d'une théorie du pouvoir appliquée à divers domaine (politique stricto-sensus, économie, droit...) qui revendique la limitation et le contrôle du pouvoir de l'État afin de protéger la liberté des individus.
Mais je suis de parti pris sans doute. Voyons ce qu'en disent quelques dictionnaires et encyclopédies.
Wikipedia :
Le libéralisme est une doctrine de philosophie politique qui affirme la liberté comme principe politique suprême ainsi que son corollaire de responsabilité individuelle, et revendique la limitation du pouvoir du souverain.
Dictionnaire Larousse :
1° Doctrine économique qui privilégie l'individu et sa liberté ainsi que le libre jeu des actions individuelles conduisant à l'intérêt général. 2° Doctrine politique visant à limiter les pouvoirs de l'État au regard des libertés individuelles.
Wiktionnaire :
Doctrine civile et politique suivant laquelle il faut donner aux citoyens le plus de libertés possible et le plus de garanties possible contre l’ingérence de l’état ou l’arbitraire du gouvernement.
Dictionnaire de l'internaute.com :
1° Doctrine centrée autour des libertés individuelles. 2° Doctrine économique qui défend la libre entreprise, la non intervention de l'Etat dans le secteur économique.
Wikiberal :
Le libéralisme est un ensemble de courants de philosophie politique visant à faire reconnaître la primauté des principes de liberté et de responsabilité individuelle sur l'autorité du souverain.
À quoi on peut ajouter, comme le précisent certains dictionnaires, qu'en dehors du champ politique, le mot libéral renvoie aussi à la notion de tolérance et de générosité. Mais à l'évidence c'est à la philosophique politique du libéralisme que Michéa fait référence, car il s'agit bien d'un ouvrage de philosophie politique.
On objectera peut-être que Michéa, ainsi qu'il le dit lui-même au début du livre, sépare les intentions et les effets produits inévitablement par ces intentions. — Ce qu'il ne fait jamais lorsqu'il parle de socialisme. — Il parle donc du libéralisme « réellement existant ». Or, à partir de là, il faudrait démontrer trois choses :
1° Que nous sommes effectivement dans une société libérale par rapport à une autre époque à préciser.
(Pour juger sur pièce des mérites ou des méfaits d'une doctrine politique dans la société telle qu'elle existe, encore faut-il que cette doctrine soit effectivement appliquée. Appliquée non pas dans le sens où les buts qu'elle vise sont atteints mais dans le sens où les moyens politiques qu'elle préconise sont effectivement en vigueur. Pour simplifier, si par exemple je dit que je souhaite la redistribution pour améliorer la conditions des pauvres on peut dire que ma politique est appliquée dès lors qu'il y a cette redistribution, que cela améliore la conditions des pauvres ou non. S'il n'y a pas de redistribution, ce n'est pas ma politique qui est appliquée, même si la condition des plus pauvres est améliorée. Or, depuis que le libéralisme existe, c'est-à-dire depuis Locke, les moyens préconisés par celui-ci sont fondamentalement un pouvoir politique limité à la protection des droits fondamentaux. Il faudrait donc que Jean-Claude Michéa montre que c'est effectivement ce qui en vigueur dans nos sociétés s'il veut parler du libéralisme « réellement existant ».)
2° Que nous avons effectivement moins de valeurs communes et que les gens sont plus égoïstes par rapport à cette époque antérieure.
3° Last but not least : Qu'il y a un lien de cause à effet entre la limitation du pouvoir politique et la perte de valeurs communes.
Nous ne trouvons donc aucune de ces démonstrations — qui seraient pourtant une manière rigoureuse de défendre sa thèse — dans l'ouvrage de Michéa. Ce sont autant de pétitions de principe. Le lecteur pourra éventuellement établir un raisonnement circulaire d'après lequel la preuve que le libéralisme est appliqué, c'est la perte des valeurs communes et la croissance de l'égoïsme dans notre société.
Pour ajouter à la confusion, Jean-Claude Michéa associe le libéralisme à toutes sortes de choses qui lui sont étrangers, comme par exemple le positivisme d'Auguste Comte, alors même que ce dernier était socialiste et que la plupart des libéraux ont argumentés contre le positivisme. — En particulier Mises et Hayek, ce dernier qualifiant même Auguste Comte de totalitaire. — Michéa a t-il confondu avec Charles Comte, qui lui était libéral ? Michéa ignore t-il que le concept d'altruisme qu'il invoque souvent a été formé par Auguste Comte ?
À partir, donc, de cette définition fausse du libéralisme, le livre déroule tout du long une quantité industrielle de contresens, de confusions, de contre-vérités et beaucoup d'affirmations gratuites. On peut ouvrir le livre à n'importe quelle page prise au hasard, on tombe sur une énormité. Je ne pourrais pas toutes les réfuter dans cette critique, cela reviendrait littéralement à discuter le livre page par page, aussi m'attarderais-je sur les points qui me paraissent essentiels ou représentatifs.
Comme la réalité s'accorde difficilement à sa thèse, au lieu d'adapter sa thèse à la réalité, Michéa réinterprète donc la réalité à partir de sa thèse. Ainsi, l'immense majorité des personnes qu'il étiquette libéraux sont des socialistes, des gens de gauche ou d'extrême-gauche, des keynésiens, des marxistes, des libertaires, voir des situationnistes, la plupart du temps antilibéraux et anticapitalistes revendiqués. Il faut bien comprendre que ce livre n'est pas celui d'un socialiste qui argumenterait contre le libéralisme, mais celui d'un socialiste conservateur qui attaque le socialisme libertaire ou plus généralement la pensée de gauche, laquelle, par amalgame, est accusée de libéralisme.
On ne trouvera en revanche pas une seule fois les noms de Friedrich Hayek ou Ludwig von Mises, qui sont seulement les deux plus importants théoriciens du libéralisme du XXe siècle. Le lecteur ne doit pas s'en étonner : ces auteurs ne se sont jamais réclamés de la gauche ou de mai 68. Par conséquent, ils ne peuvent être représentatifs du libéralisme, cela va de soi.
Certes, il y a quelques authentiques libéraux mentionnés dans le livre comme Montesquieu, Adam Smith, David Hume, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville, Frédéric Bastiat, Ayn Rand et Milton Friedman. La liste pourrait apparaître comme consistante, mais au delà du fait qu'elle est toute petite face au nombre de gauchistes que l'auteur mentionne comme libéraux, il faut surtout savoir que, la plupart du temps, Michéa évoque ces noms en passant, sans commenter leurs idées ou presque. Dans le meilleur des cas, il prend quelques citations — sans toujours citer la source — souvent anecdotiques — pas de passages qui seraient centraux dans la pensée de l'auteur — pour essayer de montrer qu'elles collent avec son postulat de départ. Méthode grâce à laquelle vous pouvez rapprocher n'importe quelles doctrines politique entre elles et soutenir que tout est dans tout.
En d'autres termes, il n'est pas question de discuter ou de réfuter les thèses des auteurs comme je suis en train de le faire avec Jean-Claude Michéa, car cela supposerait de faire connaître les thèses desdits auteurs et de permettre au moins au lecteur de juger par lui-même. Il s'agit de les diaboliser, de faire comprendre au lecteur qu'ils sont la source du Mal. Inutile par conséquent de chercher à les comprendre ou à les étudier, il faut s'en détourner comme on se détourne du péché. Cette technique d'endoctrinement avait été expliquée par Jean-François Revel dans son livre La Nouvelle Censure.
L'auteur libéral sur lequel Michéa passe le moins vite est Frédéric Bastiat. Cela reste encore extrêmement superficiel, il s'agit de commentaires de quelques phrases tirés d'un petit pamphlet, Justice et Fraternité, pas le plus important de l'économiste. Pour résumer, Bastiat argue dans ce texte que la fraternité ne peut se décréter par la loi, qu'elle doit venir de la société elle-même et non pas du gouvernement, parce que ce dernier ne pouvant être, qu'on le veuille ou non, rien d'autre qu'un instrument de contrainte, il doit se borner à faire respecter la Justice. Michéa s'interroge :
...si l'État juste doit s'interdire par principe d'intervenir dans ces domaines, comment est-il encore possible d'espérer introduire dans la vie quotidienne des individus cette droiture morale et cet esprit de solidarité dont, par ailleurs, Bastiat prétend reconnaître qu'il est la condition de toute société véritablement humaine ? Qu'est ce qui autorise, en somme, un libéral politique à croire que les hommes feront d'eux-mêmes les choix souhaitables et qu'ils ne préféreront pas plutôt adopter un comportement égoïste, voire décider cyniquement de se comporter en « démons » ?
Après quoi, l'auteur ironise en faisant dire à Bastiat que seule l'économie et la croissance pourrait moraliser les hommes. Je laisse les lecteurs de bonne foi de Bastiat juger si cela correspond effectivement à la pensée de l'économiste. (Pour les autres, et pour faire au plus rapide, je renvoie à un texte de Bastiat intitulé Deux morales. Voir aussi les écrits de Michel Chevalier sur le sujet.)
On comprend donc que selon Jean-Claude Michéa, il est inconcevable que la population soit fraternelle si le gouvernement ne l'impose pas par la force (on pourrait confirmer cela à l'appui d'autres citations du livre).
Pourtant, on lit, plus loin, page 179 (je précise que les numéros de page que j'indique sont ceux de l'édition de poche) :
Il n'y ainsi aucune contradiction, d'un point de vue socialiste, à autoriser juridiquement ce que par ailleurs on s'efforce de combattre moralement ou politiquement. Le fait qu'un comportement soit légal ne signifie pas pour autant, en effet, qu'on doive le considérer comme moralement désirable ou politiquement juste.
Bastiat ne disait pas autre chose dans Justice et Fraternité. Eh quoi, vous ne savez pas faire la différence entre un bon et un mauvais chasseur ? La conclusion qui s'impose, c'est qu'une même idée est mauvaise ou bonne selon qu'elle est d'origine libérale ou socialiste. Peu importe le contenu des doctrines, le lecteur doit bien garder en tête que de toute façon, le socialisme est le Bien et le libéralisme est le Mal. Ou plus exactement, le Mal est le libéralisme. (Dans ce sens là.)
Cette phrase de Michéa est bien du libéralisme pur jus et on pourrait remplacer le mot socialiste par libéral. (Il faudrait tout de même enlever le mot « politiquement juste » car cela n'a plus aucun sens de parler de politique dans le cas où le pouvoir politique n'intervient pas...) On croirait lire du Portalis lorsque celui-ci écrit :
Les lois ne peuvent rien sans les mœurs. Mais tout ce qui intéresse les mœurs ne saurait être réglé par les lois.
Ou bien, pour prendre un libéral plus contemporain, Daniel Tourre, lorsque celui-ci écrit sur son site Le libéralisme pour les nuls :
On peut respecter les Droits Naturels des autres et vivre et penser comme un porc. C'est légal (ou cela devrait l'être.) Mais cela ne veut pas dire que cela soit respectable et respecté. La désapprobation est aussi un exercice de sa liberté, c'est parfois un devoir. Refuser à l'Etat le rôle d'arbitre des bons goûts, de défendeur du vrai, du bien, du beau ne signifie pas que le vrai, le bien, le beau ou la vertu n'existent pas. Ni que chaque individu ne puisse défendre sa vision du vrai, bien, beau et désapprouver publiquement les actions qui s'en éloignent. En d'autres termes "j'ai bien le droit (légal) de le faire" n'est en rien une justification morale et en aucun cas un devoir pour les autres de rester silencieux face à certaines actions ou comportements par ailleurs légaux. Le droit à la liberté comprend aussi la liberté d'exprimer sa désapprobation. La pression sociale sur la politesse ou les exigences morales variées (bien jouer de la musique, faire preuve de générosité, être un bon ami, un bon citoyen ou travailler correctement) sont parfaitement légitimes dans une société libérale. Les comportements excentriques sont légaux et ont un rôle à jouer dans la découverte de meilleures façons d'agir ou de penser. Mais la force contraire, la désapprobation publique de ces comportements sont tout aussi légitimes. Le libéralisme, c'est le respect des droits naturels et la tolérance. Ce n'est ni l'indifférence ni le relativisme. Les malotrus mitraillettes à "j'ai bien le droit à" en justification de n'importe quel comportement médiocre peuvent aller se rhabiller. Ils ont peut être le droit naturel de faire ou dire ceci cela (parfois même pas), cela n'implique en rien le devoir des autres de se taire.
Ce n'est pas tout. D'après Jean-Claude Michéa, non seulement, comme nous l'avons vu, c'est le socialisme qui est libéral, mais qui plus est, c'est le libéralisme qui est étatiste. Car juste après l'extrait que j'ai cité plus haut, notre philosophe poursuit :
Dans l'optique libérale, en revanche, le Droit étant, par définition la seule référence idéologique commune des individus (la morale n'étant au mieux qu'une affaire privée) une telle distinction est dépourvue de sens et tend donc à devenir impraticable. C'est pourquoi la pente naturelle des sociétés libérales est non seulement de recourir au Droit pour régler tous les problèmes rencontrés ; mais elle implique d'une manière ou d'une autre l'interdiction progressive de tout ce qui est supposé « nuire à autrui », selon les canons définis par les rapports de force du moment.
Je ne m'attarderais pas sur la confusion entre droit et loi, ni sur la notion de « privatisation de la morale » que j'ai déjà évoqué, je voudrais revenir sur le problème la non nuisance à autrui, qui revient de nombreuses fois dans le livre. Jean-Claude Michéa nous explique que cette notion est difficile à manier et que le libéralisme se retrouve confronté à une infinité de problèmes insolubles, dont il donne quelques exemples :
- Sur quelle base décider que le fait de critiquer une religion (ou de la tourner en dérision) ne nuit pas à l'exercice de la liberté bien comprise des croyants ?
- Dans quelle mesure, à l'inverse, les enseignements de telle ou telle religion sur le statut de la femme ou la nature de l'homosexualité ne portent-ils pas directement atteinte aux « droits des minorités » ?
- Comment faire si l'extension infinis des droits porte atteinte à la sensibilité ou à l'estime de soi d'un individu ou d'une association d'individu ? (Exemple des obèses qui se plaignent des campagnes sur la nutrition...)
- Comment autoriser le droit de grève dans les services publics dès lors que l'on doit tenir compte à la fois, des points de vue du travailleur, de l'entreprise et de l'usager ?
- Allumer une cigarette dans la rue ou inviter les individus à surveiller leur équilibre alimentaire n'est-il pas une nuisance à autrui ?
Il conclut que cet obscur principe de la non nuisance à autrui aboutit à la criminalisation de tous les comportement et in fine à la guerre de tous contre tous. Une terrible "guerre juridique", en plus de la "guerre économique".
Il s'agit ici encore d'une méconnaissance majeure et flagrante du libéralisme par l'auteur. Sur ce sujet comme sur d'autres, il prête au libéralisme une confusion qui est la sienne. Voilà un auteur qui déclare que les principes qu'il ne prend même pas la peine d'étudier — et qu'il sait que son lectorat n'a probablement pas plus étudié — ne sont pas clairs, admirez l'intégrité.
D'abord le libéralisme n'a jamais prôné l'extension infinis des droits, c'est même exactement le contraire. Le libéralisme a une certaine conception des droits et de la liberté que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 résume assez bien :
Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.
[...]
Article 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits.
Ainsi, le principe de non nuisance — aussi appelé « principe de non-agression » — signifie que chacun peut exercer la plénitude de ses droits jusqu'à la frontière des droits d'autrui, mais précisément, il ne s'agit pas de n'importe quels « droits ». Ces droits fondamentaux ou droits naturels, diffèrent et s'opposent aux droits-créances que les libéraux appellent « faux droits » auquel fait référence Michéa. Les droits-créances se distinguent des droits classiques en ce qu'ils portent atteinte à la liberté d'autrui pour obtenir un privilège. Ces droits nécessitent l'intervention active de l'État — plus généralement de la coercition — pour exister, au contraire des droits naturels qui préexistent et que l'État est seulement là pour protéger. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que ce n'est pas la loi qui fait le droit. Au contraire, le droit précède la loi, et le rôle de cette dernière est de faire respecter le droit, pas de le créer. Dans l'un de ses textes les plus célèbres, La Loi, Bastiat écrit :
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.
Dit autrement, les lois ne doivent pas initier la force physique contre les individus, elles ont au contraire pour fonction de protéger l'individu contre ceux qui initient la force physique.
Cette philosophie du droit a toujours été au cœur de la doctrine libérale, on la trouve déjà chez Locke et chez les physiocrates. Au contraire, les droits-créances — ou « faux droits » — qui s'inspirent de l'antagonisme marxiste « liberté formelle » vs « liberté réelle » ont été vigoureusement critiqués par la grande majorité des auteurs libéraux d'importance. Ce que nulle personne qui serait familière avec la doctrine libérale ne pourrait ignorer...
Le libéralisme a donc une conception relativement précise du droit. C'est même probablement la doctrine politique qui en a la conception la plus précise. On peut la discuter pour ce qu'elle est, mais il est intellectuellement malhonnête de la discuter pour ce qu'elle n'est pas. Que la vision du droit décrite par Michéa soit fort différente et soit la réalité actuelle indique seulement que nous vivons dans une société fort peu libérale.
La nuisance à autrui commence dès lors qu'il y a atteinte à l'intégrité ou à la propriété des individus, autrement dit à la liberté. La « liberté de ne pas être critiqué » n'a pas plus de sens que le « droit à l'estime de soi » (qui impliquerait la coercition d'autrui), cela n'existe pas et n'a jamais existé. Les libéraux ont toujours défendu la liberté d'expression et ceux qui ne la défendent pas ne sont tout simplement pas libéraux.
Ainsi, faire usage de sa liberté d'expression pour critiquer ou tourner en dérision une religion ne nuit évidemment nullement à la liberté — qui, pour le coup n'est pas « bien comprise » — des croyants, quand bien même ces derniers seraient choqués et aucun libéral ne peut prétendre le contraire. De même, l'expression des idées religieuses sur les femmes ou les homosexuels ne porte pas atteinte à la liberté de ces derniers, quand bien même ils seraient choqués. J'ajoute que dans les deux cas, aucune des parties n'est forcée d'écouter, de publier ou de fréquenter l'autre si elle ne le souhaite pas.
Quant au droit de grève, c'est la même chose, ce n'est qu'un exercice comme un autre de la liberté tant que l'on ne porte pas atteinte aux droits naturels d'autrui. Bien sûr, dans le cas des services publics mentionné par Michéa, des gens sont lésés dans la mesure où ils n'obtiennent pas le service pour lequel ils sont obligés de payer. Mais ici, le problème ne vient pas du droit de grève en soi, il vient de l'existence même de ces « services publics » que les gens sont obligés de financer par la force. J'ajoute que Michéa se garde bien de rappeler — mais il l'ignore probablement — que ce sont les libéraux du XIXe siècle qui ont défendus et mis en place le droit de grève, notamment Frédéric Bastiat député à l'Assemblée législative qui intervint, le premier dans notre histoire, pour énoncer et demander que l'on reconnaisse les coalitions ouvrières, jusqu'alors interdites. Mais évidemment une telle information irait à l'encontre de son propos lorsqu'il dit, page 48, que Bastiat est populaire sur les sites « médéfiens » du web. (Lesquels svp ? Quand je tape : Bastiat MEDEF sur Google, je tombe sur un article du site libéral Contrepoints intitulé : « A quoi sert le MEDEF ? » Sans parler du fait que l'un des principaux adversaires de Bastiat était le comité Mimerel, l'ancêtre du MEDEF.)
Il est caractéristique que dans son livre, Michéa ne s'attarde à aucun moment sur la notion de propriété — de responsabilité non plus — pourtant fondamentale dans la théorie libérale. Or beaucoup de cas de non-nuisance à autrui se résolvent par des questions de propriété et de responsabilité, dès lors que la liberté, indissociable de la responsabilité, se définit par le droit de faire ce qu'on veut avec ce qu'on a, dans le respect d'autrui de faire ce qu'il veut avec ce qu'il a.
Ainsi, chez moi, on fume si je l'autorise, et chez vous on fume si vous l'autorisez. Idem pour le propriétaire d'un bar ou autre établissement privé. — Contrairement à ce qu'il laisse entendre page 42, les libéraux étaient opposés au loi sur le tabac. — Dans les lieux dit « publics » tels que la rue, où l'espace aéré n'est pas une ressource rare, donc n'a pas besoin d'être soumis à la propriété, un fumeur est rarement dérangeant, donc fumer n'a pas de raison d'être interdit.
Jean-Claude Michéa est aussi mauvais en économie qu'en philosophie du droit. Le livre s'en prend à des économistes (Smith, Bastiat...) alors même qu'il n'oppose pas le moindre argument à leur doctrine économique. Marx, lui au moins, travaillait sur ce sujet, c'est d'ailleurs un des seuls marxistes a l'avoir fait. Quand il parle un tant soi peu d'économie, Jean-Claude Michéa écrit des inepties dignes d'un mauvais lycéen, parce qu'il confond grossièrement le cognitif et le normatif. Par exemple page 93, il explique que la liberté moderne est le droit « de faire tout ce qui ne contrevient pas aux lois du marché ».
Cela a autant de sens que de parler du « droit de faire tout ce qui ne contrevient pas aux lois de la physique ». Car les « lois » du marché ne sont pas des lois au sens normatif, mais au sens cognitif du terme. Ainsi, le fait qu'on ne puisse pas vendre cher un produit dont personne ne veut est une loi valable partout et tout le temps — y compris sur le marché noir bien sûr — sans que cela soit décrété ou imposé arbitrairement par personne.
Michéa reproduit la même raisonnement à plusieurs endroits dans le livre.
Toujours à propos d'économie, dans la série des confusions-contresens, l'une des perles du livre, page 113 a déclenché mon hilarité :
Pour donner une idée de l'univers mental dans lequel pataugent les économistes officiels, on peut se référer à l'exemple élémentaire imaginé par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice dans Les nouveaux Indicateurs de richesse : « Si un pays rétribuait 10% des gens pour détruire des biens, faire des trous dans les routes, endommager des véhicules, etc., et 10% pour réparer, boucher les trous, etc., il aurait le même PIB qu'un pays où ces 20% d'emplois (dont les effets sur le bien-être s'annulent) seraient consacrés à améliorer l'espérance de vie en bonne santé, les niveaux d'éducation et la participation aux activités culturelles et de loisir. » Un tel exemple permet, au passage, de comprendre l'intérêt économique majeur qu'il y a, d'un point de vue libéral (...) à maintenir un taux de délinquance élevé. non seulement, en effet, la pratique délinquante est, généralement, très productive (incendier quelques milliers de voitures chaque année, par exemple, ne demande qu'un apport matériel et humain très réduit, et sans commune mesure avec les bénéfices ainsi dégagés pour l'industrie automobile). mais, de plus, elle n'exige pas d'investissement éducatif particulier (sauf peut-être dans le cadre de la criminalité informatique), de sorte que la participation du délinquant à la croissance du PIB est immédiatement rentable, même s'il commence très jeune (il n'y a pas ici, bien sûr, de limite légale au travail des enfants). Naturellement, dans la mesure où cette pratique est assez peu appréciée des classes populaires, sous le prétexte égoïste qu'elles en sont les premières victimes, il est indispensable d'en améliorer l'image, en mettant en place toute une industrie de l'excuse, voire de la légitimation politique. c'est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes « citoyens » et aux idiots utiles de la sociologie d'Etat.
Outre le complotisme ridicule, le contresens est ici véritablement énorme. Une fois encore, la personne connue pour avoir le premier réfuté ce sophisme de l'enrichissement par la destruction n'est autre que l'économiste Frédéric Bastiat (encore lui !) dans Ce qu'on ne voit et ce qu'on ne voit pas, par le fameux sophisme de la vitre cassée. Cette réfutation a servi, sert encore, aux libéraux à critiquer le keynésianisme, toutes les politiques de dépenses publiques ainsi que le PIB en tant qu'indicateur ultime de la richesse. Donc le procès d'intention que formule Michéa ne s'adresse pas aux économistes libéraux, mais précisément aux économistes keynésiens ou étatistes, c'est-à-dire antilibéraux.
Cette idée pourtant très célèbre de Bastiat est très importante dans la pensée libérale, en particulier sur le plan économique. Que Michéa puisse l'ignorer et faire un contresens de cette ampleur montre bien, une fois de plus, la très faible connaissance qu'il a du sujet qu'il entend aborder.
Les contresens faits par Michéa sont d'ailleurs innombrables et il serait difficile de les lister tous, d'autant que chacun mériterait d'être commenté, pour rectification. Je vais tout de même essayer d'en livrer un large panel sans les commenter individuellement. J'encourage chacun à vérifier par lui-même auprès des écrits libéraux si ces attributs sont exacts.
Le libéralisme, d'après Michéa :
- serait un projet d'une transformation radicale de l'ordre humain. (p15)
- se représente la manière dont vivent les hommes comme un simple moment historiquement déterminé d'une évolution universelle. (p21)
- c'est Hobbes (p25) et Rousseau (p26).
- c'est le projet moderne et postmoderne. (p31)
- fonde sa vision de l'homme conformément à un projet de société. (p31)
- est un système qui ne fait pas appel à la vertu des sujets. (p32)
- entend substituer ses instances de régulation (Droit et Marché) à toutes les autres. (p35)
- considère ces autres instances de régulation (coutumes, morale, religion...) comme étouffantes. (p35)
- a une conception du droit sans rapport avec ce que la philosophie entendait sous ce nom, il s'agit plus d'ajustement que de Justice. (p35)
- établit un climat de délation, de surveillance généralisée, de censure, de contrôle et d'interdits. (p42)
- pourrait envisager, par l'Éducation nationale, de former des prostituées. (p60)
- voudrait organiser scientifiquement l'humanité. (p68)
- a une vision pessimiste de l'homme (p79-80)
- est déterministe. (p86)
- est déconstructionniste. (p99)
- veut créer un homme nouveau. (p159)
- idéalise l'enfant. (p166)
- c'est le pouvoir matriarcal. (p174)
- veut délégitimer toute référence à une loi symbolique. (p190)
- entend être adoré comme le meilleur des mondes. (p193)
- exigerait des hommes qu'ils changent leurs habitudes et leur mentalité. (p194)
Je n'ai pas pas relevé ici les propositions qui sont simplement fausses — ma liste serait alors beaucoup plus longue — mais celles qui correspondent tout particulièrement à une inversion de la réalité. Je voudrais notamment attirer l'attention sur le fait que la quasi-totalité de ces traits dessinent le visage du socialisme. Revel notait déjà dans La Grande Parade que les socialistes tendent à prêter à leurs adversaires leur propre façon de penser.
Ces renversements traversent tout le livre de Michéa, et celui-ci ne s'en cache pas, puisqu'il écrit page 193 :
L'empire du moindre mal, à mesure que son ombre s'étend sur la planète tout entière, semble décidé à reprendre à son compte, un par un, tous les traits de son vieil ennemi.
Précisons que cette affirmation, comme bien d'autres dans le livre, n'est pas étayée par des arguments.
Autre exemple de renversement. Notre antilibéral écrit page 151 :
Il est facile de comprendre, à partir de là, que les formes de moralité les plus élaborées et les plus universalistes ne peuvent jamais se contruire en rupture complète avec cette tradition morale. Elles ne prennent, au contraire, tout leur sens que dans la mesure où elle s'efforcent de maintenir le souffle émancipateur de cette « justice d'en bas » et puisent dans cette dernière les ressources nécessaires à leur mise en pratique.
Ou encore, page 180 :
D'une manière générale, on peut considérer la philosophie occidentale moderne (dans ses courants dominants) comme un interminable Discours de la méthode, selon lequel il suffirait chaque fois d'agencer rationnellement les moyens techniques appropriés, pour atteindre directement l'objectif recherché (l'idée que la politique est une science ne constituant qu'un cas particulier de cette démarche).
Il va de soi que dans l'esprit de Michéa, il s'agit toujours de critiquer le libéralisme. Pourtant, les lecteurs de Hayek ne manqueront pas d'être frappés de la proximité de ces propos avec la doctrine du célèbre théoricien libéral. Mais comme ils émanent ici d'un socialiste, ils ne sont pas entachés par le moindre Mal.
Toutes ces inversions et confusions reposent toujours sur le postulat de départ de Michéa, qui confond socialisme libertaire et libéralisme. Et plus généralement, sur le fait qu'il prend des concepts ou des idées qui ne lui plaisent pas et les attribue gratuitement au libéralisme. Que l'on trouve ces mêmes idées et ces mêmes concepts chez des antilibéraux ne le gêne nullement : Cela veut seulement dire que les antilibéraux sont libéraux. La réalité n'atteint pas Michéa, seul compte ce qui se passe dans sa tête.
Le théoricien le plus libéral qu'il y ait sans doute jamais eu, le libertarien Murray Rothbard — qui n'est évidemment jamais mentionné dans le livre de Michéa — écrivait pourtant au début des années 70 à propos du socialisme libertaire :
...il exalte les sentiments irrationnels, les lubies et les caprices — tout ceci au nom de la « liberté. » La « liberté » de l'anarcho-communiste n'a rien à voir avec l'absence authentiquement libertarienne de l'invasion ou de la violence entre personnes. En fait une « liberté » signifie à la place l'asservissement à la déraison, à la lubie non étudiée et au caprice enfantin. Socialement et philosophiquement, l'anarcho-communisme est un malheur.
Jean-Claude Michéa pourrait quasiment contresigner ce passage, en changeant juste quelques mots, comme par exemple anarcho-communisme par libéralisme.
En fait, lorsque Michéa débute une phrase par quelque chose comme « Aux yeux des libéraux... », « Les libéraux pensent que... », « Du point de vue libéral... » etc, neuf fois sur dix, c'est faux. La dixième fois, c'est un subtil mélange de faux et de vrai, toujours pour nous ramener à une conclusion prévue à l'avance (comme dit Aristide Renou à propos de Michéa, « il est incontestablement vrai que même les horloges arrêtées donnent l’heure correctement deux fois par jour ») comme par exemple lorsqu'il écrit page 36 :
Une théorie libérale de la justice ne doit donc engager, par principe, aucune réflexion philosophique particulière sur ce que pourrait être la meilleure manière de vivre.
Cela est partiellement vrai et mérite un brin d'explication. En effet la doctrine libérale ne dit à personne comment mener sa vie, car c'est une philosophie politique, donc traitant uniquement de l'art de gouverner. Pour une philosophie politique, avoir une idée précise sur la manière dont les gens doivent mener leur vie n'a de sens que s'il s'agit pour des hommes politiques d'imposer à la population une manière de vivre, ce à quoi effectivement le libéralisme s'oppose, et Michéa ne me démentirais pas sur ce dernier point, puisque c'est exactement ce qu'il dit.
(Précisons en passant qu'un système politique qui dicte aux gens la manière dont ils doivent vivre s'appelle un régime totalitaire.)
Mais cela n'empêche pas du tout par ailleurs les gens, qu'ils soient libéraux ou non, de pratiquer, de partager, de penser et/ou de promouvoir ce qu'ils pensent être la meilleure manière de vivre. Simplement ce n'est pas en tant que libéraux qu'ils s'expriment sur ce point.
Ayn Rand est une philosophe qui a définit des critères de la vie bonne selon elle, mais sur ce sujet précis, elle ne s'exprime pas en tant que libérale pour la simple raison qu'il ne s'agit pas d'une réflexion politique, mais d'une réflexion sur l'éthique personnelle. On peut ne pas la suivre sur ce terrain (d'ailleurs rares sont les libéraux qui partagent sa vision de la morale) sans pour autant cesser d'être libéral.
Michéa n'ignore pas la nette distinction libérale entre les principes de vie individuelle et la philosophie politique. Pourtant, il utilisera plus loin (page 128) les principes moraux de vie individuelle de Rand pour feindre de croire qu'ils expriment les implications du libéralisme. On s'incline devant cette bonne foi exemplaire.
Dans le même passage où Michéa expliquait que le libéralisme ne prescrivait pas un style de vie en particulier, il écrit ceci (j'aimerais que l'on médite les implications pratiques de ce passage) :
...on peut donc dire que, pour les libéraux, l'État le plus juste — celui qui, sur tous les plans, nous en demande le moins —, c'est l'État qui ne pense pas. Un État sans idées (...) et qui, par une sorte de platonisme renversé, mettrait son point d'honneur philosophique à ne jamais s'interroger sur ce qu'est la meilleure façon de conduire sa vie ou d'employer sa liberté « naturelle ».
Précisons d'emblée : qui ne pense pas à la place de la population. Le libéralisme implique la liberté, donc la responsabilité des citoyens. C'est à eux que revient la charge de penser, d'avoir des idées, de créer, de s'interroger sur ce qu'est la meilleure façon de conduire sa vie ou d'employer sa liberté, etc. La paresse intellectuelle, c'est précisément d'attendre du pouvoir politique qu'il pense à votre place. Le libéralisme s'oppose en effet à ce que l'État contraigne sa population sous prétexte de penser à sa place, de lui dicter la façon de conduire sa vie ou d'employer sa liberté, qui de ce fait, n'est plus la liberté. Dans les faits, l'étatisme annihile toute forme de pensée au profit du monopole d'une Vérité officielle — la « pensée unique » mise en pratique — tandis le libéralisme implique le pluralisme, la confrontation des pensées et des idées. Ce qui, une fois encore, ne signifie nullement qu'elles se valent toutes.
C'est le sens du propos de Kant lorsque celui-ci écrit dans les Éléments métaphysiques de la doctrine du droit :
Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d'attendre uniquement du jugement du chef de l'Etat la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu'il le veuille également, — un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l'on puisse concevoir.
J'insiste sur le fait que le libéralisme est la théorie de la limitation du pouvoir politique et non un mode de vie ou un projet de société. En soi, le libéralisme ne proscrit pas du tout l'altruisme ou le partage des valeurs morales, pas plus qu'il ne proscrit le partage des richesses, tant que cela se pratique par la voie du consentement volontaire des individus, c'est-à-dire dans le respect du droit.
Cela n'implique aucun relativisme moral — Certains libéraux, tel que le sociologue Raymond Boudon ont consacrés des ouvrages entiers à la critique du relativisme. — ni aucune fatalité, cela veut simplement dire que la société civile est responsable de sa destinée et qu'il ne tient qu'à elle d'être vertueuse. C'est ce que ne comprend pas Michéa lorsqu'il écrit page 37 :
De ce point de vue, personne n'a, sans doute, mieux formulé cet idéal de neutralité axiologique absolue, qui est au cœur de tout projet libéral, que Emmanuel Kant, lorsqu'il note, dans son « Projet de paix perpétuelle », que dans l'hypothèse d'un travail législatif parfait, la seule mécanique du Droit suffirait à assurer la coexistence pacifique même d'un peuple de démons.
C'est ici, cependant, que les ennuis du libéralisme politique commencent. Certes, à l'exceptions du marquis de Sade (...) aucun des premiers libéraux n'aurait célébré comme le terme logique de la liberté l'avènement d'un « peuple de démons ». Le problème c'est que rien, dans la logique du libéralisme politique, ne protège ce dernier contre une telle éventualité.
Déjà il fait subrepticement passer Sade pour un libéral, ce qui relève du délire total. (Il suffit de lire les quelques écrits politiques où Sade proclame la dépénalisation du meurtre, du vol et du viol. L'ignorance de Michéa est-elle si abyssale qu'il faille lui rappeler que le libéralisme repose depuis toujours sur la propriété, et notamment la propriété de soi ?) Ensuite, Kant dit que le droit suffirait à la coexistence pacifique d'un « peuple de démons ». Cela est vrai. Mais aucun libéral n'a jamais dit que la coexistence pacifique était ou devait être le seul but de l'humanité. (Est-ce au pouvoir politique de déterminer de tels buts ?) Or Michéa, en bon socialiste, tient absolument à confondre le peuple avec le pouvoir qui le dirige. Une fois encore, le libéralisme assure en effet la coexistence pacifique et laisse au peuple la liberté, donc la responsabilité de faire ses propres choix. Être un peuple vertueux ou un peuple de démons dépend entièrement de lui. Michéa déplore que le libéralisme n'empêche pas d'être un peuple de démons. D'abord, on fera remarquer que sans la coexistence pacifique qui semble si négligeable aux yeux du philosophe et sans laquelle il ne pourrait pas écrire son livre, le peuple ne risque pas de trouver le chemin de la vertu. Ensuite, la difficulté soulevée n'est pas le propre du libéralisme, elle est le propre de l'homme en général, quel que soit le régime politique dans lequel il vit. Tout cela n'est pas une question de logique libérale, mais de logique tout court. L'illusion consiste à croire que le pouvoir politique pourrait changer l'homme, ou, en d'autres termes, que la violence physique peut moraliser les hommes. On retrouve bien là en filigrane l'homme nouveau. (Qui reviendra d'une autre manière page 137, où, à travers une citation de Castoriadis, Michéa suggère ingénument qu'un système politique et économique se conçoit pour produire certains types humains...)
Dans les sociétés surétatisés, et la France est un cas typique, face aux questions de solidarité et de générosité, la réaction courante est de se décharger de toute responsabilité et de dire que c'est à l'État de s'en occuper. La confiscation de l'assistance par l'État a pour conséquence une société composés d'individus atomisés, seuls, sans empathie les uns envers les autres. Ainsi, on n'observe aucune corrélation entre la taille de l'État et le degré de moralité d'une société, au contraire. Qui connaît un peu les États-Unis (en dehors des caricatures anti-américaines qui ont cours dans l'hexagone) sait que c'est une société pluraliste, mais où les valeurs communes y sont très fortes et que la générosité est plus courante qu'en France au quotidien. Michéa ignore que la France n'est pas le monde.
D'ailleurs, je voudrais à ce propos citer un ami belge qui a une thèse plus plausible que Jean-Claude pour expliquer le relativisme moral. Voilà ce qu'il dit :
Très curieusement alors que la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les États-Unis étaient "au summum" du libéralisme au XIXe siècle, l'écrasante majorité des gens étaient parfaitement croyants, moraux et tout et tout. Encore plus curieusement, c'est à partir du déclin accéléré du libéralisme et de l'expansion parallèle de l'athéisme et de l'État que le boxon moral, le relativisme et le nihilisme s'installent. (...) D'ailleurs, quand Dostoïevski dénonce le relativisme moral, c'est bien par rapport à l'athéisme, pas par rapport au libéralisme. Il n'a jamais dis : "Puisque l'homme est libre tout est permis."
Jamais les libéraux n'ont considérés la morale comme « suspecte » et jamais ils n'ont dit que c'est la « tentation morale qui était la sources des maux » (Je reprends ici des termes de Michéa page 95). Ce qu'ils disent, c'est que c'est la croissance du pouvoir politique sur les individus, donc la perte de liberté, qui est source de maux, quel que soit le motif invoqué à cet effet, qu'il soit moral ou autre. Ils disent que la morale a un rôle à jouer au sein d'une société d'individus libre, mais qu'elle ne doit simplement pas être un prétexte pour accroître le pouvoir politique, donc pour dominer autrui, donc un prétexte de dictature. Que cela plaise ou non, lorsque la morale fut utilisée pour accroître significativement les prérogatives de l'État, donc en tant que violence physique, elle a toujours donné lieu à des dictatures. Ce que les libéraux disent en somme, c'est qu'il s'agit d'une utilisation (voir d'un instrumentalisation) immorale de la morale.
À quoi on peut ajouter ce que j'écrivais dans ma critique du Discours de la servitude volontaire :
Les crimes de la plupart des dictateurs n'étaient possible que parce qu’ils s'appuyaient sur des gens qui partageaient avec eux les mêmes visions et les mêmes idées. Seuls, sans ce collectivisme, donc comme individu, ni Hitler, ni Staline, ni Lénine, ni Franco, etc... n'auraient pu commettre leurs crimes. L’individu peut être dangereux, mais jamais autant que le collectif, c'est-à-dire la stupidité multiplié par x. Il faut toujours des esprits alertes, indépendants, des opposants, pour préserver la liberté.
Par ailleurs il ne vient même pas à l'esprit de Michéa que les notions de liberté, de justice, de tolérance, de respect de la propriété d'autrui, de responsabilité...puissent être des valeurs communes partagées.
Ces notions, Michéa ne donne pas le sentiment de les connaître et de les comprendre, car il confond la tolérance avec le laxisme ou l'indifférence. (Tout comme il confond l'intérêt bien compris avec l'égoïsme.) Or, comme l'écrivait Jean-François Revel à une époque où il était lui-même encore socialiste :
La tolérance n'est point l'indifférence, elle n'est point de s'abstenir d'exprimer sa pensée pour éviter de contredire autrui, elle est le scrupule moral qui se refuse à l'usage de toute autre arme que l'expression de la pensée.
C'est bien toutes ces valeurs que défendaient les théoriciens du libéralisme. Jamais on ne lit sous la plume de l'un d'eux cette histoire d'abolition des valeurs communes, qui est une invention de Michéa. Quand Locke par exemple écrit sa Lettre sur la tolérance, généralement considérée comme l'acte de naissance du libéralisme, au nom de quoi défend-il cette valeur ? Au nom du fait qu'on ne peut pas changer les hommes en les violentant, et que le rôle du gouvernement n'est pas d'imposer une spiritualité par la force, mais de protéger la vie, la liberté et la propriété des individus. Pour autant, c'est bien au triomphe des valeurs chrétienne qu'il aspire (et c'est bien ce qu'on observe aux États-Unis) à aucun moment il ne dit que tout se vaut. Qui a lu les Harmonies économiques sait que c'est aussi évident chez Bastiat. Mais ces valeurs qu'ils considèrent comme supérieures, ne peuvent et ne doivent résulter que d'une volonté de l'individu, pas de la coercition d'autrui. Michéa n'a pas cité cette phrase de Bastiat au sujet de la fraternité :
Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds.
De toute façon, notre spécialiste de l'inversion semble tenir la liberté pour bien peu de choses, puisqu'il nous explique en fin de compte que celle-ci aboutit à l'esclavage, tout comme il nous explique que la paix conduit à la guerre. À ce propos, lorsqu'il écrit, page 17, que contrairement au libéralisme, l'idéal républicain continue d'accorder une place importante aux vertus antiques, faut-il comprendre que d'après lui, l'idéal Républicain accorde une place importante aux vertus du pillage et d'esclavage qui était un mode de fonctionnement socio-économique important dans l'Antiquité ? Car s'il a lu Constant, Bastiat ou Charles Comte, il sait que c'est avec cette Antiquité là que le libéralisme entend rompre, et pas avec une conception du droit naturel qu'ils ont hérités d'Aristote et du droit romain.
L'article d'Aristide Renou Jean-Claude Michéa : le chagrin et la pitié était déjà une bonne réfutation de L'empire du Moindre Mal et j'encourage chacun à le lire, ne serait-ce que pour la qualité de la réflexion, au delà du cas Michéa. Mais au fond, la meilleure réfutation de ce livre — et c'est aussi ce que dit l'article d'Aristide — ce sont encore les libéraux que Michéa mentionne. (Je parle évidemment des authentiques penseurs libéraux reconnus comme tel par l'histoire des idées, comme Smith, Constant ou Bastiat, et pas des multiples personnalités auxquelles Michéa colle l'étiquette de libéraux.) On imagine sans difficulté que la plupart des lecteurs de Michéa n'ont pas lu ces auteurs. Or cette ignorance qu'il exploite, c'est toute sa force. En effet, le lecteur qui s'adresserait directement aux sources plutôt qu'aux verres déformants de Jean-Claude s'apercevrait de l'escroquerie. Car pour lire ces penseurs avec la grille d'interprétation de Michéa, il faut tenir au préalable pour acquis moult préjugés, et surtout ne pas essayer de comprendre ce que ces auteurs disent en réalité. Sans quoi on entrerait dans la contradiction la plus totale : Par exemple quel lecteur de Smith, Constant ou Bastiat — je pense évidemment à un lecteur de bonne foi — pourrait affirmer, comme Michéa le prétend, que leur doctrine et celle de l'extrême-gauche actuelle est la même ?
Il est beaucoup plus aisé d'abattre une doctrine qu'on a soi-même inventé qu'une doctrine qui s'est forgée sur plusieurs siècles à travers les penseurs les plus illustres. Penseurs que l'on a, sinon pas lu, du moins pas fait l'effort de comprendre. C'est ce qu'on appelle gonfler une baudruche pour se donner la gloire de la pourfendre. Ou fabriquer un homme de paille.
Le fait le plus étonnant n'est pas que Jean-Claude Michéa dise des sottises, des quantités industrielles d'intellectuels en disent et en écrivent, le fait étonnant est qu'il soit autant pris au sérieux. Ou plutôt, cela n'a rien d'étonnant, lorsqu'on a compris qu'en France, dès lors que vous tenez un discours anticapitaliste, vous pouvez dire à peu près n'importe quoi, vous serez pris au sérieux. En cela, Jean-Claude Michéa, contrairement à ce qu'il semble croire, est parfaitement dans le moule contemporain, du moins au pays des droits de l'homme.
Le temps est venu de conclure cette critique déjà fort longue, et de remercier le lecteur attentif de l'avoir lue jusqu'au bout. Je suis très loin évidemment d'avoir répondu au nombre colossale d'âneries que contient ce petit livre, mais je retiendrais surtout qu'en somme, si on suit bien Jean-Claude Michéa :
- La guerre c'est la paix.
- La liberté c'est l'esclavage.
- L'ignorance, c'est la force.
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Cette critique a été mise en lien sur une liste : "Les pires critiques du site" avec pour commentaire : « J'aime pas Michéa, mais là c'est juste vouloir faire de la France une petite grande Bretagne... » Outre la xénophobie de la remarque, on fera juste une précision pour ceux qui sont arrivés ici par cette voie : De 1945 à la fin des années 70, la Grande Bretagne était la société la plus étatisée, la plus bureaucratisée, la plus imposée, la plus syndicalisée et la plus réglementée de l'Europe démocratique. Jusqu'à ce que les anglais s'inspirent de penseurs français comme Bastiat...