Voilà un livre, et un auteur, qui ont suscité une certaine polémique, de tous côtés ! Il me semble que revenir précisément sur ce qu'il dit concrètement évacue bon nombre des malentendus.
Il faut aussi se rappeler qu'il a presque dix ans, et qu'il parlait depuis un contexte sensiblement différent au nôtre.
Principal chef d'inculpation, on reproche à Michéa de donner une définition abstraite, erronée, trahissant une absence évidente de la lecture des libéraux, du libéralisme. C'est le principal point à partir duquel les libéraux critiquent Michéa. Mais Michéa lui-même s'en explique en des termes très clairs : ce n'est pas du libéralisme dans sa pureté théorique qu'il souhaite parler, mais du libéralisme tel qu'existant historiquement.
D'emblée, il pose les termes de la discussion :
Il ne fait guère de doute que si Adam Smith ou Benjamin Constant revenaient parmi nous (...), ils éprouveraient les plus grandes difficultés à reconnaître la rose de leur libéralisme dans la croix du présent. De là, sans doute, l'incroyable confusion intellectuelle qui règne à présent sans partage quant à l'usage de ce mot. Il y aurait un « bon » libéralisme politique et culturel et un « mauvais » libéralisme économique ; et la critique de ce dernier devrait elle-même être nuancée selon qu'on aurait affaire à un « vrai » libéralisme , à un « néo-libéralisme » ou à un « ultra-libéralisme ». La thèse que j'entends défendre ici a au moins le mérite de simplifier la question. Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être fondamentalement compris comme l'accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu'il s'est progressivement défini depuis le XVIIe siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières. Cela revient à dire que le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits. Il est, en d'autres termes, le libéralisme réellement existant. Et cela, nous le verrons, aussi bien dans sa version économiste (qui a traditionnellement la préférence de la « droite ») que dans sa version culturelle et politique (dont la défense est devenue la spécialité de la « gauche » contemporaine (...)).
Le problème qui se pose donc, c'est la contradiction entre la théorie et son application. Le problème a pu se poser aussi vis-à-vis du marxisme, avec les mêmes critiques de la part des marxistes : le marxisme réellement appliqué n'a jamais existé, on ne peut donc légitimement s'attaquer à la théorie.
Comme si la théorie était pure, intouchable, tellement parfaite que, si un régime venait à s'en reconnaître, ses aspects négatifs n'auraient rien à voir avec la théorie elle-même mais avec les fameuses « circonstances » que léninistes et staliniens s'appliquent doctement à décrire.
Ignorons donc ces réprobations indignées et contentons-nous de penser la contradiction entre la théorie et la pratique. Voilà, en somme, la démarche de Michéa.
Celui-ci précise tout de même :
Une dernière difficulté, d'ordre terminologique, doit encore être écartée. Carl Schmitt écrivait, en 1928, qu' « il n'y a pas de politique libérale sui generis, mais seulement une critique libérale de la politique. » Si par « libéralisme », on entend désigner ainsi une posture politique strictement défensive — celle, par exemple, qui soutient habituellement les différents combats pour les libertés démocratiques fondamentales partout où elles se trouvent menacées, détournées de leur sens, ou abolies — alors je n'ai évidemment rien à objecter contre un tel « libéralisme ». Orwell, lui-même, n'hésitait pas à se référer à l'héritage des « vieux libéraux » du XIXe siècle anglais, lorsqu'il lui arrivait de prendre le mot en ce sens très particulier. Mais le libéralisme, tel qu'il est aujourd'hui en débat, représente un idéal politique beaucoup plus précis, et d'une toute autre ampleur philosophique. Il renvoie, en effet, au projet d'une transformation radicale de l'ordre humain, dont la mise en œuvre doit nécessairement prendre appui sur des politiques gouvernementales déterminées.
C'est donc bien du libéralisme tel qu'on le présente habituellement de nos jours dont il est question. Michéa entend le comprendre comme « projet » visant à réformer la société. On aura également noté le ton polémique : évidemment, Michéa dénonce le libéralisme. Son essai est polémique.
Il précise par la suite que l'idée d'une « politique libérale », aussi contradictoire cela puisse paraître eut égard à la pure théorie libérale, naît pendant la Révolution française. Et c'est bien de cela qu'il est question : de politiques libérales menées par des Etats, d'un changement concret et voulu de la société, non pas des pures théories mi-cyniques mi-idylliques comme savent si bien en inventer les libéraux.
Il précise encore :
C'est avant tout comme projet postrévolutionnaire, c'est-à-dire possible par la destruction définitive de l'Ancien Régime, que le libéralisme philosophique a pu devenir historiquement agissant, jusqu'à constituer, de nos jours, le principal (sinon l'unique) principe actif des politiques gouvernementales et des transformations civilisationnelles de l'Occident (et, à travers celles-ci, de la planète tout entière). C'est en ce sens, et seulement en ce sens, que le terme libéralisme sera utilisé ici.
Quels sont les ressorts de ce libéralisme et pourquoi naît-il à cette période de l'histoire ?
Pour Michéa, le libéralisme est une réaction au traumatisme des guerres de Religion et à un certain pessimisme quant à la nature humaine. C'est à cette époque que la sentence devient fameuse : l'homme est loup pour l'homme ; pour Hobbes, le Léviathan doit empêcher la guerre civile qui serait le caractère essentiel de l'homme à l'état naturel.
Les libéraux proposent une autre approche. La cause des guerres de Religion, pensent-ils, c'est la religion elle-même ; ou plus généralement, la morale, les idées philosophiques, tout ce pour quoi un homme est prêt à mourir. Les libéraux suggèrent donc de fonder une société sur un Etat axiologiquement neutre, c'est-à-dire qui n'imposerait aucune morale, aucune religion, l'une et l'autre étant réservés à la sphère privée. Le Droit, tout aussi axiologiquement neutre, doit quant à lui garantir le bon fonctionnement de cette société qui devra donc être tournée vers l'économie.
Le marchand, jusque-là honni, jouit d'une soudaine bonne réputation. Il est décrit comme profondément pacifique. L'idéal libéral serait un homme sans courage ni honneur, qui ne se soucierait que de ses affaires privées, et qui donc, en aucun cas, serait fauteur de guerre.
L'échange marchand est ce qui permet à la société de garder sa cohésion ; elle devient le fondement du lien social lui-même. Etant motivé strictement par l'intérêt, l'échange marchand permet à l'individu de se retirer dans la solitude de sa conscience, où il pourra librement penser, croire et avoir les mœurs qu'il voudra.
Tous les éléments de la solution miraculeuse sont donc, à présent, réunis. C'était bien à l'Economie politique, indissolublement nouvelle science newtonienne et herméneutique de la Providence, qu'il revenait d'annoncer la Bonne Nouvelle tant attendue. Elle seule, en effet, possède le pouvoir de révéler aux hommes, théorèmes à l'appui, ces enchaînements magiques qui font que la Concurrence libre et non faussée engendrera mécaniquement la Croissance illimitée et que la Croissance illimitée permettra, tout aussi mécaniquement, de « relever les classes souffrantes de deux manières, d'abord en leur donnant la vie à bon marché, ensuite en élevant le taux des salaires. » Or, conclut Bastiat, et c'est le ressort ultime de sa démonstration, « il n'est pas possible que le sort des ouvriers soit ainsi naturellement et doublement amélioré, sans que leur condition morale s'élève et s'épure. » ; tant il est vrai que les capacités morales d'un homme sont directement proportionnelles aux propriétés matérielles dont il dispose, puisqu'elles le garantissent, par définition, contre ces deux sources éternelles du penchant au mal : l'envie et le ressentiment.
Ainsi naît donc cette nouvelle utopie qui se propose humblement de laisser au Marché et à la Concurrence libre et non faussée d'élever l'homme moralement, d'élever une société de frères humains qui plaira à Dieu.
Pour ce faire, il faut écarter toute forme de morale de la politique, ce qui veut dire, gouverner par des moyens techniques, au nom de la science. Les premiers socialistes s'insurgent contre ce libéralisme tout à d'abord parce qu'ils sont bien conscients que la morale est nécessaire à la cohésion sociale, et en outre parce qu'une telle conception de la politique met de côté toute interrogation sur la vie bonne.
Et tel est bien le problème : la société libérale devient l'empire du moindre mal, de la solution la moins imparfaite, au regard des données objectives et techniques qui servent à régir la société. La politique n'est plus qu'une politique de la nécessité, d'un « réalisme » qui se veut par-là neutre et modéré. Plus aucune institution, comme l'Eglise autrefois, ne prétend défendre une morale, un idéal vers lequel aller ; réfléchir sur la meilleure des sociétés possibles est exclu. La morale devient suspecte ; on la voit, au mieux, comme une façon de travestir sous de beaux atours son égoïsme ontologique se manifestant par la quête de son meilleur profit et de la réalisation de ses désirs, deux uniques pôles structurant désormais l'homme moderne, ainsi appauvri dans son humanité. Pour Mandeville puis Smith, les vices peuvent devenir les vertus de la croissance économique et de la paix éternelle, notamment celui de la quête illimitée de profit.
C'est là que les paradoxes du libéralisme se font jour :
C'est ici, cependant, que les ennuis du libéralisme politique commencent. (...) De quel droit, en effet, une société libérale pourrait-elle, par exemple, empêcher un individu de se nuire à lui-même ? (et l'on sait que de nombreux libéraux (...) militent pour la dépénalisation des drogues) Ou, si on se place sur le plan des relations des individus entre eux, sur quelle base décider que le fait de critiquer une religion ne nuit pas à l'exercice de la liberté bien comprise des croyants ? Dans quelle mesure, à l'inverse, les enseignements de telle ou telle religion sur le statut de la femme ou la nature de l'homosexualité ne portent-ils pas directement atteinte aux « droits des minorités » ? Devant ces questions, multipliables à l'infini, le Droit libéral est obligatoirement en grande difficulté. Si, par hypothèse, il doit s'interdire, pour motiver ses arbitrages, de prendre appui sur des conceptions métaphysiques particulières (...), il est, en effet, inévitable, du fait de l'évolution perpétuelle des mœurs (...), qu'il se retrouve confronté à un nombre croissant de « problèmes de société », manifestement impossibles à résoudre de façon cohérente dans le cadre strictement technique qu'il s'est lui-même imparti. La pente logique est alors de s'engager dans la voie d'une régularisation massive de tous les comportements possibles et imaginables.
Dans son incapacité à définir un modèle de la vie bonne, le droit libéral, censé garantir les libertés individuelles, est contraint d'opérer une réglementation massive des comportements sociaux. Le libéralisme, en somme, conduit à l'inflation du nombre de règles, contrairement à l'idéal qui était poursuivi ! Et cela au nom du refus du moindre « ordre moral » susceptible de réguler la société, de lui donner une cohésion, précisément ce à quoi le libéralisme échoue. Le libéralisme est profondément révolutionnaire : il n'a rien de conservateur, il liquide continuellement toute forme de tradition, de passéisme, de conservatisme, précisément à cause de sa conception de la société comme un agglomérat d'individus atomisés qu'il faut gouverner par le biais d'une gestion rationalisée, technique, neutre, dépourvue d' « idéologie. »
Cependant :
Il est à craindre, en effet, que cet « ordre moral », qui terrorise tellement tous nos braves libéraux politiques, n'ait été chassé par la porte de l'Etat que pour mieux revenir en force par la fenêtre du Marché. Car si l'Economie a désormais vocation, en lieu et en place des anciennes théologies, à définir la voie que l'humanité doit suivre (...), c'est bien, en réalité, parce que sous le masque intimidant de la « nécessité », elle ne constitue elle-même rien d'autre, depuis le début, qu'une idéologie invisible et une religion incarnée. N'est-ce pas le Marché, en effet, qui monopolise à présent — à travers son immense industrie du divertissement et son omniprésente propagande publicitaire — le droit d'enseigner à tous les humains, à commencer par leurs enfants, ce qu'ils peuvent savoir, ce qu'ils doivent faire et ce qu'il leur est permis d'espérer ? De leur prêcher, en d'autres termes, la façon dont ils doivent vivre et les raisons « scientifiques » pour lesquelles toute autre manière d'envisager les choses est, dorénavant, privée de sens ? Juste retour des choses, en somme. Si l'Etat libéral doit rester à jamais une forme philosophiquement vide, qui d'autre que le Marché pourrait remplir les pages laissées ainsi en blanc et prendre enfin sur lui de faire la morale aux hommes ?
Ce que l'on a voulu refuser à l'Etat, à savoir de dicter des normes morales, c'est donc le Marché qui le fait lui-même, devenant l'instance totalitaire par laquelle l'ensemble de la société est organisée, formant ses propres adeptes dans des écoles dédiées !
Face à ces deux contradictions, le libéralisme apparaît comme un système profondément inefficace, sinon néfaste, seulement capable de créer un type humain humainement amoindri, atrophié ; un ensemble incohérent et désordonné d'individus atomisés, incapables de vivre en communauté.
Dans ce contexte, les espoirs de Michéa reposent sur la fameuse common decency d'Orwell, ce bon sens humble et pratique qu'il voyait chez les classes populaires, où l'on considérait simplement que vivre ensemble était encore ce qu'il y avait de plus précieux et que toutes formes de solidarités étaient également formes d'épanouissement et de joie. Tous les espoirs de Michéa, donc, reposent sur la survie d'une telle common decency au sein des classes populaires modernes.