A une époque où la défiance envers la classe politique n'a jamais été si élevée, je n'arrive pas expliquer l'étrange bienveillance dont bénéficie François Mitterrand auprès des médias et de l'opinion publique, aujourd'hui comme en son temps. Il est en effet de bon ton de le considérer comme "le deuxième grand président de la Ve après de Gaulle" (expression consacrée) - sans doute par goût d'un certain consensus politique et pour ne froisser personne dans les cours d'éducation civique au lycée...
L'illusion mitterrandienne aveugle encore certains contemporains du 10 mai 1981, et, plus grave encore, ceux qui n'étaient pas encore nés. Ceux-ci vous parleront les larmes aux yeux de cette journée où un monde nouveau leur paraissait possible (“changer la vie”) ; ceux-là réciteront doctement la liste des avancées sociales du quinquennat - les 39 heures, les congés payés, l'abolition...
Mais personne dans ce petit monde n'évoquera les quatorze années de purge, de mensonges, de reniement et de méthodes crapuleuses - dont Hallier a fait les frais - qui ont suivi.
Ce pamphlet délicieux du grand et malheureusement trop vite oublié Jean-Edern Hallier se proposait donc, dès 1984, de faire vaciller la statue de Tonton . Jean Edern Hallier, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, c'est ce trublion médiatique, mi-bouffon mi-prosateur de génie, qui, notamment via l’Idiot International, avait un petit succès et une certaine influence dans le milieu littéraire et médiatique des années 1970-1980 jusqu'à une mort aussi louche que ses pauvres yeux.
(Certains s'en sont pris au livre en prétendant que Jean-Edern, qui roulait pour Mitterrand jusqu'à être de la garden party de mai 1981, agissait pour se venger de la promesse non tenue par Mitterrand de lui offrir un bon poste comme un ministère ou une ambassade... Mais bon... qu'importe le mobile !)
Avec ce livre, Hallier se rêvait en Victor Hugo du XXe, ruinant, par le simple pouvoir de son talent littéraire, la réputation de notre monarque républicain à l'écharpe rouge. Dix-sept éditeurs ont eu en leur possession le manuscrit. A la suite de menaces plus ou moins explicites - de contrôle fiscal notamment -, aucun n'a plus eu l'envie de publier ce qui aurait pu ou dû être le pamphlet politique le plus dévastateur de la Ve République. Jamais Mitterrand n'aurait pu être réélu après ça. L'affaire des diamants de Bokassa parait toute insignifiante en comparaison...
Bref, Mitterrand était inéligible, comme le répète en boucle l'auteur durant les premières pages du livre. Inéligible certes, mais virtuellement seulement, car L'honneur perdu de François Mitterrand ne paraît finalement qu'en 1996, après la mort de l'ex-président. Douze ans après, douze années pendant lesquelles Tonton et son entourage ont encore aggravé leur cas en faisant subir des milliers d'écoute à Hallier, ses proches et tous ceux entrant en contact avec lui - autant dire le Tout-Paris mediatico-littéraire... Mitterrand les suivait quotidiennement et personnellement (voir cette vidéo), et Hallier a été le plus écouté de la cellule présidentielle devant Edwy Plenel. Dans un pays vraiment démocratique, on tiendrait là l'équivalent d'un Watergate. Hélas, nous ne vivons que sous la France républicaine.
Voilà pour les présentations de ce livre passé à côté de l'histoire du fait des turpitudes du clan même dénoncé dans ses pages...
Parlons un peu quand même du livre en tant que tel.
L'honneur perdu... est un pamphlet à charge et à l'ancienne comme on les aime, plein de verve, de démesure et de mauvaise foi. Rien que pour le style flamboyant de Jean Edern, il n'est pas inutile de s'y plonger, de relever les piques délicieuses et l'arrogance assumée du pamphlétaire, bien que vous n'y apprendrez certainement rien de nouveau sur les crapuleries François Mitterrand - et depuis le temps, encore heureux... Quelques anecdotes bien racontées, souvent en dessous de la ceinture, restent jouissives à découvrir. Ses fausses cicatrices de guerre, son faux attentat place de l'observatoire, sa fille cachée, ses liens avec la Cagoule...
Reconnaissons toutefois qu'étant donné le pedigree de ce bougre légèrement mythomane d'Edern, il y a des chances que tout ne soit pas tout à fait véridique... Mais le principal est ailleurs. La personnalité fuyante, dissimulatrice et manipulatrice de Mitterrand, son entourage corrompu, ses relations malsaines avec la Cagoule... le portrait n'est pas flatteur, pas totalement objectif évidemment, mais loin d'être faux et surtout très réussi littérairement quoi qu'il en soit. Sur ce point, Jean Edern Hallier a été à la hauteur de ses ambitions.