En un pays imaginaire à la géographie ramassée, l’Oklahoma jouxtant la Hongrie et la Chine, une contrée se relevant à peine d’un conflit meurtrier et destructeur, Morgan fait l’objet d’un culte de la part des parias qui peuplent le ghetto et les souterrains de la cité capitale. D’aucuns voient en lui une sorte de messie libérateur, ceci d’autant plus facilement que le jeune homme est pourvu d’un pouvoir impressionnant, celui de contrôler les oiseaux — une faculté dont il use pour vivre, amusant les passants dans la rue, mais qui lui sert également à laisser éclater sa colère contre l’injustice du monde, au grand dam de son père Zvominir, qui préfèrerait se faire oublier. D’autres estiment qu’il est une menace pour l’équilibre précaire de la cité. Après avoir envisagé de les tuer, lui et son père, le Juge Giggs, despote sous-éclairé et souverain héréditaire autoproclamé du pays, songe désormais à utiliser Morgan pour repousser l’invasion de la ville par des nuées volatiles devant lesquelles même les RougesNoirs se trouvent désarmés. Un comble pour cette milice retorse et violente habituée à l’impunité. Pour ce désoisellement, le juge est prêt à payer. Une dépense qui ne lui coûte pas grand-chose et dont il compte tirer profit. Et quand bien même Morgan et son père échoueraient, le juge pourrait toujours se consoler en les torturant avant de les faire exécuter. Ce ne serait pas une grosse perte, les deux bougres n’étant à ses yeux que des « gitans », autrement dit des sous-hommes à peine dignes de vivre, à l’instar de la plèbe qui habite le ghetto.


Après quelques déboires éditoriaux sur lesquels on ne s’étendra pas, les éditions Inculte nous gratifient d’un nouvel objet littéraire non identifié. La Cité des oiseaux, premier roman d’Adam Novy, a en effet toutes les apparences d’une œuvre monstre, à la fois tragique et satirique. Un reflet déformé, mais si peu, de notre monde, porté par un souffle quasi-prométhéen. Apportant le feu de la sédition et de la déviance, l’auteur propulse le lecteur dans un univers fantasque marqué par des maux bien réels qui puisent leurs origines dans la chronique navrante de l’Histoire contemporaine. Si le ramage et le plumage de ce roman ont de quoi séduire, voire ravir, l’amateur de lectures insolites, l’aspect baroque de cette fresque picaresque et cruelle peut toutefois rebuter l’habitué de sujets plus rationnels ou prosaïques. A l’image d’une part non négligeable de la littérature actuelle, La Cité des oiseaux se nourrit des genres pour mieux les cannibaliser. Difficile en effet de cataloguer cette fresque épique et bouffonne dont les ressorts s’apparentent à ceux de la fantasy, mais qui oscille sans cesse entre l’absurde et le drame. Peu importe, il suffit de se laisser porter par une prose empreinte de fougue et de panache, pétrie d’oralité et de poésie, où l’intrigue faussement foutraque n’est pas sans rappeler la démesure et l’exubérance des films d’Emir Kusturica (on pense à Underground, entre autres).


L’injustice et le renversement des codes sont les moteurs de La Cité des oiseaux. Une injustice vécue comme un crime auxquels d’autres crimes répondent dans un crescendo tout bonnement nihiliste. Un renversement des codes perceptible jusque dans celui du caractère des personnages qui se muent en leur exact opposé au fil du récit. Ainsi, dans le bruit et la fureur, on assiste à la lente agonie, puis à la désintégration d’une ville et d’un pays, dans une folie meurtrière et barbare. « Individuellement, les gens semblaient vouloir les mêmes choses : une famille, la sécurité, un foyer, mais organisez-les en nations, et ils fomenteront la ruine de tout ce qu’ils aimaient, au nom de ce qu’ils aimaient. Il y avait chez les êtres humains un élément, un aspect inconnu qui semblait désirer le chaos. »


De ce tropisme fatal, Adam Novy nourrit une farce macabre dont le propos se densifie et se complexifie au gré de l’évolution des interactions entre les personnages. Évangile désespéré, La Cité des oiseaux happe ainsi le lecteur en jouant sur ses émotions. Celui-ci ressort accablé par ce gospel funèbre, chanté par le chœur d’une humanité désenchantée, et émerveillé par la faculté de l’auteur américain à créer un monde foisonnant où rien ne semble stable ou définitivement acquis. Un peu comme dans la vie. Bref, voici un auteur prometteur, à suivre à n’en pas douter.


Source

leleul
8
Écrit par

Créée

le 17 mars 2017

Critique lue 152 fois

leleul

Écrit par

Critique lue 152 fois

Du même critique

Knockemstiff
leleul
8

Critique de Knockemstiff par leleul

Knockemstiff. Le nom claque sec comme un coup de cravache. Dans cette bourgade typique de l'Amérique profonde, perdue au fin fond de l'Ohio, dans un coin paumé où même Dieu ne retrouverait pas son...

le 12 avr. 2013

9 j'aime

1

Gueule de Truie
leleul
2

Critique de Gueule de Truie par leleul

L'espoir fait vivre dit-on. On a envie de le croire, même si cet espoir fait plus souvent mourir comme en témoignent les nombreuses idéologies et croyances prônant un monde meilleur. Et si le...

le 27 févr. 2013

8 j'aime

1

Efroyabl ange1
leleul
9

Critique de Efroyabl ange1 par leleul

La mort récente de Iain M. Banks m’a beaucoup attristé. Par un hasard tragique, elle coïncide à peu de choses près avec la parution dans l’Hexagone de Feersum endjinn, roman intraduisible aux dires...

le 25 juin 2013

7 j'aime