La fin de l’Histoire dont parle Fukuyama est à comprendre au sens de celle développée par Hegel et poursuivie par A. Kojève. L'auteur se demande si le règne de la démocratie libérale (ci-après DL) est arrivé après la faillite historique de la droite autoritaire et de la gauche communiste. Il n’y aurait plus d’idéologie capable de dépasser la DL, et donc l'Histoire serait terminée en ce sens. Du moins pour un temps très long encore.

Il y a une grande réflexion à avoir à propos de cette question, selon moi : l’écologie va-t-elle remettre en cause l’idéologie de la DL ? Le livre ne répond pas du tout à cette question, et c'est bien dommage.

Par ailleurs, on peut critiquer Fukuyama dans tous les sens, et même se moquer de lui allégrement comme beaucoup le font, mais notre présent lui donne-t-il tort ? Si on a accepté sa définition de la fin de l'Histoire, et si nous regardons nos régimes politico-économiques actuels (et Fukuyama explique bien dans son livre que cette fin de l'Histoire ne concerne qu'une partie du monde, donc inutile de répondre bêtement que la DL ne règne pas sur 100% de la Terre), je pense qu'il n'y a vraiment pas de quoi se moquer avec autant de dédains que certains. Au contraire, il faut désespérer que l'Histoire donne tort à ce livre, et Fukuyama est peut-être le meilleur adversaire capitaliste-libéral du marxisme et autres idéologies. Il faut considérer ses adversaires.

Certes, Fukuyama est un idéologue de la DL et ce livre participe à renforcer le primat de cette idéologie. Mais encore faut-il pouvoir contre-argumenter réellement, ou laisser l'Histoire se faire tribunal du monde comme le disait Hegel. Je vais donc développer un peu sur ce livre méprisé et pourtant plutôt riche et intéressant.

L’auteur explique que l’économie moderne est induite par la physique moderne, mais la démonstration est insuffisante à mon sens. Il dédouane le capitalisme par ce biais.

Fukuyama oublie d’ailleurs les horreurs du colonialisme liées à la « DL » lorsqu’il fait l’histoire des grands systèmes politico-économiques pour en faire l’éloge en disant que la DL a évité certaines horreurs.

Il développe ensuite sur les contradictions de l’autoritarisme de droite qui font que ce régime ne peut tenir sur le long terme, c'est plutôt très intéressant.

Je note un court aparté assez éclairant sur l'Afrique du Sud : Les ridicules contradictions du capitalisme raciste ont donné lieu à la ségrégation. La bourgeoisie avait besoin d’avoir des Noirs esclaves de l’industrie mais ces mêmes Blancs bourgeois ne voulaient pas les les avoir près d’eux, donnant ainsi lieu à la ségrégation.

Le livre a un autre très bon chapitre sur les liens entre géopolitique et guerre. La guerre y est analysée comme un puissant vecteur d’adaptation à la technologie moderne et occidentale afin de se défendre, il donne l'ex. du Japon. Un « bon » Etat doit s’aligner militairement sur les « mauvais » Etats afin de pouvoir s’en défendre. La géopolitique pousse vers la technologie et son progrès. L'inertie technologique liée à la guerre et à sa prévention est énorme.

Ensuite, il fait un résumé historique de la manière dont le communisme s'est concrétisé. Celui-ci a été historiquement incapable de proposer une économie dépassant celle de l’acier et du charbon selon l’auteur : cela a été la raison de la chute du régime soviétique et du passage de la plupart des anciens pays communistes vers le capitalisme. Le communisme a permis dans les pays non développés de rattraper rapidement le niveau de production capitaliste équivalent à celui des années 1950 des pays les plus développés, mais il n’a pas pu aller au-delà.

Selon Fukuyama, une bonne « entrée » dans le système capitaliste, même tardive, est possible : il donne l’exemple des pays asiatiques. Il y a un échec du capitalisme en Amérique du Sud à cause des idéologies peu adaptées (celles de l’indépendance et de la justice sociale) au capitalisme selon lui. C'est assez triste à lire, mais la question qui importe est de savoir si cela est vrai ou non. Il met en avant l’éthique du travail qui est différente selon les cultures comme facteur de réussite ou d’échec dans le capitalisme. Fukuyama conclue qu’il faut donc sauter l’étape du communisme pour les pays non développés car ils finiraient par arriver au capitalisme de toute manière.

Fukuyama met beaucoup en avant la lutte pour la reconnaissance [le livre La lutte pour la reconnaissance d’A. Honneth date de 1992 aussi]. Il dit que la reconnaissance par le Droit dans la DL arrive très bien à répondre à la « part de thymos » des humains. C’est oublier les autres types de reconnaissances développés par A. Honneth dans La lutte pour la reconnaissance.

Selon l’auteur, si la SDN/ONU ont échoué, c’est qu’elles ont tenté d’appliquer la doctrine de la paix internationale de Kant sans respecter ses prémices (un ensemble de DL). L’Italie, le Japon, l’Allemagne et l’URSS ne comptaient pas respecter ces principes, c’était donc voué à l’échec. Quid de l’Irak et des USA ?

Par ailleurs, Fukuyama note que le capitalisme n'est pas du tout incompatible avec une forme d'autoritarisme un peu conservateur. Il pense qu'il est possible que dans un futur proche, des formes de capitalisme adoptent cette forme politique davantage autoritaire. Et c'est exactement ce qu'il se passe dans la réalité. La montée des populismes de droite en Europe ne dément donc aucunement la thèse globale du livre, à mon avis.

La dernière partie est intéressante : Fukuyama se demande si la DL peut survivre au « dernier homme » (concept développé par Nietzsche) que celle-ci produit automatiquement ? Chez une partie des humains est très forte la « mégalothymia » (que prône constamment Nietzsche, en fait) qui est l’excès de thymos (besoin de dominer, de prendre des risques énormes, etc.), alors que la DL nivelle celle-ci au profit de « l’isothymia » qui correspond au dernier homme, au thymos abaissé à l’ennui.

→ Le dernier homme est relativiste (seule la sécurité contre la douleur physique et la mort sont prônés car elle est universelle ; ainsi, la santé devient un but en soi, l’ex. p. 345 est génial à ce propos). Il est aussi est dans la sécurité quasi-absolue (il ne prend aucun risque réel contrairement au Maître dans la dialectique du Maître et de l’Esclave).

→ La critique de gauche n’est plus réellement radicale et se contente de « petites inégalités » (mais il est possible qu’elles deviennent insupportables à un certain stade pour beaucoup de gens). D'ailleurs, la logique de groupe-identitaire-victime émerge, et l’auteur le note déjà à son époque et dit que ça va à l’encontre de l’idée du vrai libéralisme qui ne reconnaît pas de groupe sociaux particuliers. Cette logique identitaire mais "de gauche" peut éventuellement miner le système libéral de l'intérieur, selon Fukuyama.

Dans sa conclusion, Fukuyama utilise une image pour dire qu’il ne sait pas si la fin de l’Histoire est déjà arrivée ou même si elle va arriver. On est très loin du dogmatisme qu'on lui prête. Les questions qu'il soulève méritent d'être posées. Il faut dédaigner ceux qui dédaignent ce livre.

Seingalt
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le 13 oct. 2022

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