La Flèche du temps par Reka
Ils sont deux à l'intérieur du corps de Tod Friendly. Il y a Tod Friendly lui-même et celui qui habite clandestinement son corps, le narrateur.
Le narrateur est indépendant de Tod. Il ressent les choses et les perçoit d'une toute autre manière que lui : en effet, celui-ci observe la vie de son « hôte » à l'envers.
Au commencement émerge donc Tod d'une pénible agonie pour recouvrer petit à petit l'usage de ses capacités : au plus le récit progresse, au plus le personnage rajeunit.
Le narrateur relate tout de la façon exacte dont il peut observer les faits qui se déroulent et y ajoute sa larme de subjectivité, rendue forcément absurde par le « sens de lecture » inexact :
« Tod Friendly crée les choses. Il se met à réparer et remettre en état comme un fou. Il s'empare de morceaux de bois ou de sangles et d'un seul coup par terre, d'un seul impact, il crée une chaise de cuisine. D'un seul coup de pied violent, habile et douloureux, il efface une concavité profonde dans le flanc du réfrigérateur. D'un seul coup de tête, il colmate une fissure dans le miroir de la salle de bains, soigne aussi la zébrure qui empire sur son propre front flétri, puis reste à se regarder en clignant des yeux. » (p. 84)
Cet extrait-ci nous permet aisément de le comprendre : Tod Friendly n'est pas des plus pacifiques... Mais de par ses observations « rembobinées », le narrateur comprend les démarches de déconstruction de Tod comme autant d'actes de création ou de réparation exemplaires... Et inversement :
« Nous venions de bousiller deux adolescents. Leurs mères les avaient amenés. Elles s'étaient immédiatement enfuies quand nous nous étions mis au travail, elles avaient juste eu le temps de nous voir méthodiquement défaire le bandes imbibées de sang. Nous avons enlevé les points de suture et couvert les garçons de sang. Je me souviens que Witney a habilement fiché une flèche d'arbalète dans la tête de l'un des garçons tandis que j'enfonçais des tessons de verre brun dans les cheveux de l'autre. » (p. 122)
Malgré sa profession de médecin, Tod est un individu silencieux, sombre et perverti. Il est un homme qui collectionne sans vergogne les conquêtes féminines et fait jaillir des feux qui s'allument quantité de lettres de dames éplorées. Il semble dénué de sensibilité contrairement au narrateur qui, lui, exprime tout au long du récit ses jugements, ses sentiments, ses incompréhensions, ...
Certains passages mettent très clairement au jour le fossé qui les sépare au niveau psychologique :
« Ce qui m'encourage quand même un peu c'est la façon dont Tod regarde les femmes dans la rue. Pour une fois, ses yeux se dirigent dans la direction que je désire. Même si nos impératifs et nos priorités ne sont pas parfaitement identiques , ils coïncident. Nous aimons le même type de femme, le genre féminin. Tod regarde d'abord la figure, puis les seins, puis la partie inférieure de l'abdomen. S'il la regarde de derrière, c'est les cheveux, la taille et les fesses. [...] Ce qui m'énerve, c'est les temps que Tod alloue à chaque section. Il a trop vite fini avec le visage. » (p. 51)
Le narrateur voit évoluer son « hôte » vers l'enfance en n'ayant pour seuls souvenirs que ceux de sa vieillesse. Celui-ci ignore les raisons et motivations qui l'amènent à entreprendre certaines actions, à collectionner toutes ces femmes et, étrangement, aussi, à changer de lieux de résidence et d'identité comme de chemises. Tod Friendly répondra effectivement plus tard – ou plus tôt, c'est selon – aux noms de John Young, Hamilton De Souza ou encore Odilo Unverdorben...
Nous suivons, en tant que lecteur, ce que fut et vécut Tod Friendly à reculons et découvrons par conséquent les secrets de celui-ci en même temps que le narrateur... Parce que la vie de Tod renferme des secrets dont on comprend, au plus on avance, qu'ils demeurent inavouables... Incontestablement, ce dernier a souffert d'un passé houleux et chaotique.
Ce secret indicible est celui d'un médecin nazi qui se dévoua à offrir ses services durant la Seconde Guerre Mondiale. Là, il n'est plus question, pour le narrateur, de bousiller des patients mais de sauver valeureusement les Juifs d'atrocités commises par Dieu ne sait qui...
La flèche du temps n'offre donc pas qu'une « simple » lecture inversée histoire d'en rire, non. Par son roman, Martin Amis offre une interprétation différenciée de l'Histoire, il remet en question le sens et la portée du Bien et du Mal. L'éthique est complètement revue par la contemplation de son reflet, en quelques sortes.
Ce roman est intelligent, original et complexe. L'auteur y décompose de manière quasi chirurgicale des actes les plus anodins aux pires atrocités...
... Cependant, il demande un vif effort de concentration. Aussi, ai-je fini, je l'avoue, par abandonner cette lecture à la 160e page (sur 234) tant elle me demandait d'énergie : j'ai bien tenté de lutter contre l'envie constante de reconstituer le compte-rendu du narrateur à l'endroit... Mais que ce soit sans ça ou à cause de ça je ne saisissais rien ! Il est pourtant possible, paraît-il, de lire jusqu'aux dialogues des intervenants (qui eux aussi, sont bien sûr à l'envers!) et d'y voir, même à contresens, un échange tout à fait cohérent, mais je ne suis jamais parvenue à les décoder en les lisant autrement qu'en commençant par la dernière réplique, et en remontant.
C'est avec un réel regret que je ne suis pas parvenue à me plonger dans cette histoire. En lisant les critiques d'autres lecteurs, je continue de penser avec même davantage d'intensité que lorsque j'ai découvert la quatrième de couverture de ce livre pour la première fois en librairie qu'il doit être une œuvre absolument géniale et qu'il me plairait de la lire ... mais aussi de la comprendre.
Sans doute relirai-je ce roman un jour (dans quelques années?) à tête reposée. Sans doute l'aimerai-je aussi. Là, je me contente d'admirer le procédé, mais la gymnastique intellectuelle que demande la lecture de ce livre a provoqué, à froid, quelques douloureuses fractures. Je vous le dis d'emblée, il est impossible de comprendre ce roman en en lisant qu'un chapitre par jour dans le brouhaha, entouré de la foule d'un bus ou d'un train...