Laurent Bonelli, sociologue et maître de conférence à l'université Paris X s'est intéressé à une thématique qui anime de manière croissante le débat public depuis quelques dizaines d'années : "l'insécurité" Le terme est volontairement mis entre guillemets par Laurent Bonelli lui même dans son ouvrage "La France a peur, Une histoire sociale de l'insécurité" certainement du fait de son caractère relatif, et volontiers "fourre-tout". La mise entre guillemets est également démonstrative d'une volonté de déconstruction d'un lieu commun, d'une doxa solidement ancrée, d'une acception singulière de "l'insécurité" dont la manifestation la plus probante est le discours sécuritaire de la tolérance zéro, émis fréquemment par les professionnels de la politique. L'approche de Laurent Bonelli, holiste, présente le mérite de ratisser de nombreux terrains d'applications de la logique sécuritaire et d'être par conséquent non-réductrice d'un unique terrain d'enquête. A la fois thématique (logiques médiatiques, enjeux politiques..) et chronologique (constitution des populations des grands ensembles) "La France a peur" est une approche complète et actuelle. L'architecture utilisée par Laurent Bonelli est ordonnée : chaque idée principale s'imbrique logiquement dans la suivante : comment comprendre le phénomène de la délinquance et sa forte amplitude dans les banlieues sans prendre en compte le facteur prépondérant que constitue la création même de ces grands ensembles, ainsi que les différentes populations qui vont progressivement s'y greffer par vagues successives ?
Il s'agit pour Laurent Bonelli, d'un travail de déconstruction qui prend fait des prises de positions, des propositions législatives, des mesures coercitives véhiculées par la classe politique elle-même, qui en dépit de clivages idéologiques et partisans , agit et discoure de manière relativement consensuelle. Bien que l'approche se présente comme thématique, la perspective socio-historique eliasienne ne quitte cependant pas la plume de Bonelli qui étaye chaque rapport de force, chaque domination conceptuelle traversant la classe politique comme l'inéluctable conséquence d'une antérieure conception dont "les entrepreneurs de cause", pour citer Howard Becker, n'ont pas réussi à faire prévaloir l'hégémonie.
La déconstruction de "l'insécurité" en plus d'être axée sur la classe politique, s'étend également au champ médiatique, qui est l'empirique médiateur entre le réel et la perception du réel. En effet, le traitement médiatique des quartiers populaires et par extension de "l'insécurité" (car il n'est pas rare que ce traitement médiatique présente le premier terme en tant que lieu privilégié du second) sont souvent le produit d'un ensemble de contingences, de contraintes, et de facteurs a priori "sociaux" qui pèse sur l'ensemble de la profession journalistique.
Pour ma part le travail qui m'est imposé, se focalisera essentiellement sur l'appropriation de la thématique sécuritaire par la classe politique et de fait, sa logique, ses mesures, ses courants divergents, convergents ; il s'agira de mon première axe de lecture. Dans un second axe, le médium utilisé sera celui des médias, qui constitue l'oral, la bouche d'un phénomène dont l'abstraction, la complexité sont fréquemment reléguées au rang de simples conjectures, au profit d'un sensationnalisme, et d'une légitimation de l'ordre social véhiculée par l'Etat. Pourquoi avoir choisi ces deux grilles de lecture, plutôt que de se pencher sur les mutations des grands ensembles depuis le début des années 80 par exemple, ou de focaliser l'analyse sur l'appareil policier ? D'une part, par commodité: traiter l'ensemble de la production de Bonelli me semble être à la fois fastidieux, la précision devant prédominer sur la longueur. D'autre part, il s'agit également d'un choix purement subjectif : la thématique de "l'insécurité" abordée par le pouvoir politique, ainsi que par les grands médias représentent pour moi les parfaites illustrations de la dimension problématique du thème de "l'insécurité". A la fois de par les usages coercitifs employés par les classes politiques en dépit de toutes considérations sociologiques quant aux réalités des problèmes rencontrés et des manières d'y répondre, mais également par l'importance primordiale des médias dans le débat démocratique et de sa faculté à fausser en l'espèce, consciemment ou inconsciemment, la perception du réel chez le citoyen, tout en occultant de nombreux facteurs explicatifs, ce qui a pour conséquence de corroborer, d'appuyer la classe politique. Le rejet des transformations des quartiers populaires depuis les années 80 en tant qu'axe de lecture relève du fait que l'idée constituera un point d'ancrage auquel je ferai référence.
I/ L'appropriation de la thématique sécuritaire par la sphère politique
Il convient de préciser en avant propos de l'analyse, que l'intérêt des pouvoirs publics pour le phénomène sécuritaire n'est pas à dater des rodéos automobiles de Venissieux et des Minguettes lors de l'été 1981 qui connurent une certaine médiatisation. C'est ce que nous suggère Laurent Bonelli, en prémisse d'une partie de son ouvrage qui introduit la (re)découverte des désordres urbains. L'un des points d'orgue de cet intérêt est représenté par le rapport Peyrefitte de 1977, du nom de son promoteur, Alain Peyrefitte, en tant que Garde des Sceaux. Le rapport Peyrefitte s'intéresse à certain nombre de considérations explicatives du phénomène délinquant dans les grands ensembles, qu'elles soient sociales, psychologiques ou même architecturales. Le point central qui sera néanmoins retenu par l'ensemble de la classe politique est "le sentiment d'insécurité", une formule voulant condenser une "peur" latente de la population quant à la montée de l'ultra-violence. Il ne s'agit pas là d'une refonte d'Orange Mécanique, bien que postérieurement, certains Laurent Obertone et Eric Zemmour en feront un cheval de bataille, mais simplement d'une corrélation entre l'impact des unes médiatiques quotidiennes et la réception de ce tout sécuritaire par les populations concernées. Dès lors il apparaît comme une nécessité absolue pour la classe politique de se saisir de cette thématique dans le but de satisfaire un électorat issu de la classe moyenne, vivant dans les grands ensembles, exaspéré de "la minorité des pires" qui se distingue d'elle de par sa culture, son fonctionnement qui suscite une marginalisation caractéristique. Néanmoins ce dualisme hébété de la réponse sécuritaire à la demande sécuritaire semble être une piste d'analyse légèrement faussée par d'autres facteurs. D'une part, la sécurité est un "investissement politique" et se caractérise donc par le profit que ses auteurs peuvent en soutirer. Laurent Bonelli qualifie le glissement de la "délinquance" prise dans ses faits, ses facteurs explicatifs, à "l'insécurité" comme fondateur d'une autorité d'action légitime par les forces étatiques. Cette transformation terminologique conduit à la construction du "sentiment d'insécurité" en sein de l'opinion publique, sentiment qui justifie l'appropriation de la thématique sécuritaire par les élites politiques. Des institutions telles que la Commission des Maires sur la sécurité (1982) se mettent progressivement en place : ce type d'institution est l'illustration à la fois d'une volonté politique à s'emparer de la question sécuritaire, mais également de réformer l'appareil étatique, et confier la thématique aux principaux intéressés afin que l'action puisse être menée localement. Néanmoins cette approche quelque peu hasardeuse, bancale de par son immédiateté justifiera son échec. Dotées de peu de fonds financiers, de peu de moyens coercitifs, les "Politiques de la Ville" connaîtront un engouement mitigé de la part d'acteurs peu enclins à faire exister une conception divergente de la doxa sécuritaire qui grandit tacitement. L'exemple le plus probant du succès grandissant de cette approche réside dans son aspect consensuel ; il englobe l'ensemble des partis politiques qu'ils soient de droite ou de gauche. Cette rupture du dualisme droite/gauche, ordre/liberté est assez surprenante notamment de la part d'un Parti Socialiste qui dans un temps (reculé) envisageait le phénomène délinquant comme la résultante logique de facteurs socio-économiques défavorables : cette perspective, désuète a laissé place, aux tirades moralisatrices et à la mise en exergue de la responsabilité pénale comme unique solution, une perspective héritée des théories anglo-saxonnes qui distinguent les bons des mauvais pauvres, sans aucune considération de la position sociale du délinquant et de la difficulté pour ce dernier à s'insérer professionnellement, et à plus large mesure, socialement. Le colloque de Villepinte (1997) constitue la consécration de l'approche sécuritaire, voie que le parti socialiste emprunte depuis déjà quelques années. Mis en avant par Lionel Jospin, la sécurité est devenu l'un des thèmes phares de la politique socialiste, au point qu'elle soit considérée comme la deuxième priorité gouvernementale, juste après l'emploi. Laurent Bonelli qualifie ce revirement conceptuel "d'aggiornamento idéologique" du Parti Socialiste. Les conséquences de ce renouveau apparaissent dans le durcissement des mesures à l'égard des délinquants, la mise en avant de la responsabilité individuelle, et l'exclusion de la grille de lecture socio-économico-explicative du discours socialiste. On peut y voir une instrumentalisation de la thématique sécuritaire, le Parti Socialiste, et de manière globalisante, la gauche, jugée laxiste et peu "pragmatique" en la matière, se voit dans l'obligation de revêtir l'habit de l'endimanchement, habit qu'on lui reprochera en 2002, lors de la défaite de Lionel Jospin aux élections présidentielles, de mal lui seoir. Deux éléments sont à retenir : d'une part la question sécuritaire est constituée et ne s'impose pas : elle est le fruit du glissement progressif du phénomène criminel au sentiment d'insécurité ; d'autre part l'appropriation de cette thématique est la conséquence d'un investissement politique de la part des élites politiques.
II/ Approche médiatique de la question sécuritaire
Laurent Bonelli entame sa réflexion sur les médias en abordant une statistique anecdotique, mais révélatrice d'une logique qui anime encore la profession journalistique : Bonelli met en lumière la relation entre le succès naissant d'un journal (en l'espèce le "Morning Herald") et sa capacité à décupler les faits divers. Cette approche "sensationnaliste" permet au média d'être rentable, de vendre plus que si l'approche n'avait pas été adoptée. De fait cette anecdote suggère la nécessité pour le média, avant même de véhiculer une information critique et argumentée, d'être rentable financièrement. Cette logique surplombe les médias, et, est le fil conducteur des mécanismes et du traitement médiatique. Bonelli semble accorder un intérêt particulier pour le champ médiatique tant pour ses procédés que pour ses acteurs. La nécessité d'une telle approche est de permettre d'expliciter le traitement qui est fait des quartiers sensibles sur le fond, ainsi que sur la forme. S'inscrivant dans une critique des médias inspirée de Bourdieu ou plus largement de Chomsky, Bonelli fait une véritable démonstration de l'institutionnalisation d'un lieu commun qui renvoie à l'inexorable accointance entre délinquance et banlieue. En s'appuyant sur les travaux de R.V Ericson, P.M Baranek et J.B.L Chan (Visualizing Deviance), Bonelli décrit les cadres interprétatifs utilisés par les médias comme ayant autant voire plus d'influence dans la construction de la déviance : ils sont directement impliqués comme agents du contrôle social. Les journalistes sont les garants du statu quo : de par la vision alarmiste, moralisatrice, ils légitiment consciemment ou inconsciemment l'ordre établi. Cet état de fait tient principalement de la place grandissante qu'occupe la télévision dans l'espace médiatique : de par le public large qu'il touche, il est une nécessité absolue pour la télévision (ou tout autre média dès lors qu'il est un média de masse) d'apporter une information omnibus, dans laquelle chaque individu en dépit des divergences d'opinion politique, pourra finalement y trouver son compte. La place des "faits divers" dans l'information permet justement la dépolitisation de cette dernière : sa forme anecdotique, volontiers voyeuriste, allie efficacement profit et "généralisme". Quel meilleur objet pour le journaliste, ou plutôt le "grand" journaliste, celui qui détient les clés de l'information, soucieux des intérêts de son média que celui des banlieues et par extension, de l'insécurité ? D'une part l'objet permet la sensationnalisation, processus favori du marchand qui distille le rêve et le cauchemardesque dans le but de satisfaire ce que ce dernier défini comme étant les désirs profonds de sa clientèle. D'autre part le produit livré n'est ni équipé en dimension reflective, ni en une quelconque critique ou analyse politique : c'est un produit relativement creux comparable à n'importe quel gadget qui aurait pour unique but de délasser son utilisateur. Loin de faire la critique bête et méchante des médias, il est impossible de nier les contraintes liées à la profession journalistique. Concurrence, rentabilité, perte d'intérêt pour l'information... il existe de nombreuses raisons qui expliquent le pourquoi du comment de la revalorisation d'une forme d'information consensuelle. Néanmoins, la double volonté des médias de dépolitisation et de gagner l'intérêt du public par des procédés sensationnalistes se heurte à un double paradoxe : d'une part le produit n'est pas neutre : dès lors que l'approche sensationnelle est employée, la neutralité en est automatiquement entâchée. Entâchée, car la vision journalistique de la question sécuritaire en tant qu'indissociable des banlieues, ne sera pas abordée sous l'angle de l'objectivité (ce qui romperai l'aspect non conflictuelle désiré) mais stigmatisera une partie de la population des banlieues du fait du médium alarmiste utilisé. D'autre part, les cadres interprétatifs utilisés par les médias tendent à influencer volontairement ou involontairement une perspective de la sécurité, généralement celle de l'establishment, bien que l'objectif initial est de se dédouaner d'une telle entreprise. Si l'on s'intéresse au contenu et à la forme de ces manifestations médiatiques liées à l'insécurité, Laurent Bonelli démontre à l'aide d'une étude en collaboration avec 5 doctorants en sciences sociales et sciences politiques que sur un panel de 107 reportages consacrés à la question sécuritaire, la majorité d'entre eux étaient spectaculaires ou alarmistes, valorisaient l'approche coercitive comme solution, alors que ceux qui se voulaient critiques et compréhensifs ne représentaient qu'une infime minorité. Les "velleiétés pédagogiques" journalistiques contribuent à la simplification du contenu : la complexité est réduite à sa plus simple conjecture, dans l'objectif de satisfaire un désir d'immédiateté, de fournir rapidement ce qui devrait être normalement l'objet d'une longue étude. On occulte volontairement différents facteurs tels que le chômage, l'éducation, les politiques urbaines, l'immigration, pour ne conserver que quelques stéréotypes qui constitueront toute la "finesse" de l'enquête journalistique sur les quartiers populaires et l'insécurité. La dramatisation et l'alarmisme sont les doubles facettes d'un journalisme "jaune" dont l'unique objectif est de ne jamais faire décrocher l'attention du spectateur : on valorisera à cet effet, les interventions musclées, ou encore les courses poursuites symptômatiques des émissions américaines telles que "Cops" dont s'inspire largement les journalistes français pour réaliser d'importants audimats. Il est à noter dans un autre temps, qu'à ajouter aux contraintes économiques qui pèsent sur les journalistes, une logique de sélection des invités formate également la forme des reportages et autres émissions dédiées à la question sécuritaire : l'obligation pour les journalistes d'inviter tel ou tel maire, tel ou tel commissaire ou tel ou tel intellectuel répond fréquemment aux préjugés médiatiques et à la disponibilité des acteurs ce qui accentue d'autant plus la dépendance systémique des journalistes aux institutions.
L'approche de Laurent Bonelli sur la question de l'insécurité est une approche plurielle : elle conjugue l'ensemble des espaces où se jouent des rapports de force permanents pour l'hégémonie d'une vision de l'analyse sécuritaire. Le travail du sociologue contribue à la fois à la compréhension de la construction thématique mais également à sa déconstruction ce qui permet à son lecteur, de ne pas en faire une lecture désintéréssé et froide, mais en revanche d'en quérir les outils indispensables à la lutte contre le lieu commun.