En 1983 tombe le nom du gagnant du concours international organisé par la France pour l’aménagement du quartier de la Défense : Johan Otto von Spreckelsen. C’est à ce Danois de 53 ans, à l’époque inconnu du monde de l’architecture, que le gouvernement commande un bâtiment qui doit s’intégrer à la perspective de l’axe historique traversant Paris depuis le palais du Louvre.


« La Grande Arche » de Laurence Cossé raconte l’histoire de la construction du Cube sous le prisme d’un choc des cultures. D’un côté un architecte scandinave, idéaliste, artiste plus que technicien, et n’ayant que très peu construit. De l’autre, la France mitterrandienne, ses grands travaux, sa bureaucratie, ses luttes intestines, le contrôle inefficace des fonds publics et les revirements lors des changements de majorité.


Choisi lors d’une compétition anonyme, Spreckelsen présente une idée d’une étonnante simplicité et d’une grande pureté formelle. Au milieu des tours qui s’élevaient, il préfère bâtir large plutôt que haut, et creux plutôt que plein, pour prolonger la voie royale parisienne toujours plus loin vers l’ouest. Un cube colossal, évidé, dont les surfaces lisses de marbre et de verre devront étinceller au soleil, et les carrés se répéter sur ses parois.


Mais la complexité du projet oblige l’architecte à s’associer avec les Français pour la maîtrise d'oeuvre. Au cours de sa carrière Spreckelsen n’a construit que quatre églises, et il se retrouve dépassé par l’ampleur pharaonique du chantier de la Défense – jusqu’à 2 000 ouvriers, des dizaines d’ingénieurs, autant de bureaux d’études et de sous-traitants. Lui qui entendait définir les moindres détails de son œuvre est rattrapé par sa technicité. Il doit renoncer à certaines de ses idées, impraticables ou trop chères.


Dans son livre, Laurence Cossé part à la rencontre des acteurs de la construction, 30 ans après, pour comprendre l’Arche et son architecte. Elle décrit la bataille féroce entre le lauréat du concours et le bureau d’études du bâtisseur d’aérogares Paul Andreu. Accumulant les déceptions, le Danois perd du terrain et se voit déposséder de son rêve jusqu’à jeter l’éponge quand il ne le reconnaît plus. Il meurt quelques temps après, sans voir son œuvre achevée, inaugurée pour le bicentenaire de la Révolution. Avec une plume vivante, l'auteur ne nous dépeint pas un génie incompris, mais plutôt le portrait touchant d’un homme simple et talentueux, embarqué dans une affaire trop grosse pour lui. Le livre s’attarde aussi sur la prouesse technique et les trésors d’ingéniosité nécessaires pour élever ce bâtiment de 300 000 tonnes au-dessus des sous-sols en gruyère du quartier de la Défense.


On ne manquera pas de rire de consternation du projet politique qui accompagne la création du Cube. Le site est censé héberger un « carrefour international de la communication » que les comités Théodule, chargées d’en fixer les orientations, ont bien de la peine à définir. On parle de musée, de centre de rencontre international, d’espace de création-résolument-tourné-vers-l’avenir… mais rien n’en sortira ; les réunions se succèdent, les années passent et l’argent coule à flot. Par ailleurs, l’intérieur du bâtiment, avec ses bureaux minuscules, ses plafonds bas et les reflets de vitre gâchant la vue, se révèle être un espace de travail peu confortable pour les employés. Aujourd’hui encore, le ministre de l’Écologie préfère son hôtel de Roquelaure à la Grande Arche, laissée aux gratte-papiers du ministère. En ce sens, on ne peut qu’admirer ce que l’alliance de la technocratie et de la bien-pensance mitterandienne ont donné à la France, à travers l’un des plus bel exemple d’architecture monumentale aux maigres fonctions utilitaires ; une forme quasi parfaite d’art pur : un bel objet vide.


Malgré le gaspillage évident d’argent public et les dissertations creuses sur le rôle de l’Arche dans la fraternité humaine, je reconnais que l’auteur a su me faire apprécier l’œuvre, à moitié trahie, de Spreckelsen – sa rigueur géométrique, son équilibre entre le massif et l’aérien et la beauté de ses parements de marbre et de verre. Le livre lui rend un hommage mérité.

J_J_
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le 21 mai 2020

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