Il y a quelque chose de fou, de démesuré, d’opératique dans l’opus magnum de Morin, La Méthode, hexalogie encyclopédique qui n’est pas sans rappeler la tétralogie de Wagner par son ampleur (2500 pages bien tassées), son ambition et sa construction. Ici aussi il s’agit d’une oeuvre fleuve, qui charrie dans ses remous l’entièreté du réel, et se construit par entrecroisement de notions-leitmotiv. Un work in progress qui n’expose pas une méthode déjà construite mais la crée chemin faisant, sous nos yeux écarquillés par la dextérité et l’ingéniosité d’Edgar le magicien de la complexité.
La première journée de ce voyage se déroule dans l’univers physique, la Nature comprise comme physis, c’est à dire organisation active de la matière selon un schéma que le livre s’emploie à détailler et à expliciter : celui de la boucle récursive. Le principe de base est finalement assez simple, et c’est lui paradoxalement qui permet à Morin de développer ce qu’il entend par pensée complexe : une théorie qui refuse le réductionnisme de la physique classique newtonienne (qui réfléchit sur des objets isolés organisés selon un Ordre stable) sans tomber dans un holisme tout autant simplificateur (où chaque élément serait à fondre dans un grand Tout). Ce principe est celui du système, que l’on peut retrouver à chaque niveau de l’univers, qu’il s’agisse du cosmos, des êtres vivants, ou des atomes - avec partout une seule méthode : parvenir à percevoir l’organisation circulaire des choses, rendre le mouvement à notre monde que la science avait un peu trop vite figé, et que la physique quantique a fait imploser en mille morceaux.
Tout au long de cette enquête passionnante et incroyablement fouillée, Morin s’emploie à briser les habitudes de pensée pour faire jaillir la fascinante unité qui se déploie du microcosme au macrocosme. Dès lors que l’observateur (le sujet) accepte de faire partie intégrante de son observation (les objets), il peut se réconcilier avec un Réel chatoyant, non pas tellement pour mieux le comprendre, car le mystère accepté fait aussi partie de la pensée complexe, que pour trouver sa place au sein d’un chaos permanent enfin domestiqué. Pour ce faire, Morin s’attache à une notion clé, celle de processus. Chapitre après chapitre, il reconstruit un mécano captivant, avec comme seule visée de faire sentir sous chaque phénomène des séries de systèmes organisés (aussi bien les étoiles, les tourbillons, les cellules, les êtres vivants, les sociétés), formidables machines prises dans un courant circulaire : partout les contraires sont à la fois antagonistes et complémentaires, l’ordre naît du désordre, l’organisation enraye la désorganisation, qui à son tour désorganise l’organisation, l’entropie est enrayée par de la néguentropie qui ne fait que provoquer ailleurs une nouvelle entropie. Plus rien n’a de valeur en soi, tout se doit d’être compris dans un mouvement d’ensemble, et ce qui est valable pour la physique - désormais liée à la biologie et à l’anthropo-sociologie - l’est également pour la Méthode en train de voir jour : c’est la connaissance de l’organisation qui va pouvoir rendre possible l’organisation de la connaissance, et réciproquement.
En esprit méthodique, et complexe, Morin détricote et retricote patiemment les différents concepts nés de la révolution quantique, comme la systémique de Bertalanffy, la cybernétique de Wiener, l’informationisme de Shannon, pour redistribuer des cartes jusque là tronquées et trop simplificatrices. Il se jette dans la bataille à corps perdu, et sous les accents wagnériens se font entendre obstinément les fulgurances d’une symphonie de Beethoven. Humour, violence, génie de la synthèse, brillance des mélodies, pureté des harmonies : son livre est à la fois vision et démarche, il éclaire et régénère, et réussit son pari, faire voir - et donc penser - autrement.