Ouvrage bien connu de Paul Boghossian, celui-ci entend faire preuve de pédagogie et exposer les positions constructivistes pour mieux les réfuter les unes après les autres.
Pour présenter ce livre, comme souvent avec la philosophie, il faut parler du fond. Le constructivisme est un courant de pensée qui estime qu'une certaine chose a été socialement et historiquement construite. Je reste évasif puisque l'ennemi de Boghossian est ici le constructivisme de la connaissance, lui-même reconnaît que le constructivisme est une très bonne chose dans l'étude de la société. Ainsi l'étude constructiviste de Beauvoir est-elle reconnue (avec un peu de regret cela dit) par Boghossian, de même Foucault est ici critiqué sous l'aspect de constructiviste de la connaissance mais non pas pour son constructivisme historique dans son histoire de la folie.
Le constructivisme de la connaissance conduit, pour Boghossian a un certain relativisme. Relativisme que l'auteur lui-même regrette comme étant lié à une culture post-coloniale (selon lui, les anciens colonisateurs souffrent trop d'une culpabilité les amenant à ne pas vouloir établir la supériorité du système épistémique occidental sur les explications mystiques des amérindiens) et à une culture féministe (qui selon lui a détruit toute forme de réalité absolue). Bref, on commence l'introduction et on voit immédiatement que Boghossian a des adversaires politiques très précis derrière son propos.
Cependant, les opinions politiques de Boghossian (que lui-même nuance parfois dans le sens inverse) ne sont pas des justifications. Qui sont les adversaires de Boghossian ? Le constructivisme qui affirme que les faits absolus n'existent pas et sont des constructions sociales (position la plus extrême) mais aussi le constructivisme qui dit globalement que toutes les explications se valent, le constructivisme qui renonce à une vraie connaissance et met les méthodes au même point.
Boghossian présente avec sérieux et beaucoup de pédagogie chacune des positions qu'il entend affronter. On ne peut l'accuser de ne pas chercher à prendre son temps sans jamais être trop long. Pédagogue, l'auteur n'en fait jamais trop et reste toujours accessible et plaisant.
Puis une fois les positions établies, il cherche à les réfuter. Bon joueur, il reconnaît que certains arguments ne fonctionnent pas toujours contre toutes les positions et plutôt que de le cacher, le dit et va donc chercher d'autres angles d'attaque pour une réfutation totale de tout constructivisme.
L'ouvrage est un sommet de pédagogie, de clarté et d'accessibilité. Il nécessite une certaine connaissance avec les auteurs évoqués cependant pour suivre le tout plus clairement. Mais globalement je pense qu'un lecteur connaissant un peu Kuhn, Duhem, Foucault, Wittgenstein prendra beaucoup de plaisir dans cette lecture qui fait un réel effort d'accessibilité.
Comprenez-moi bien : l'ouvrage est bon, indiscutablement. Mais pour autant, et en philosophie c'est grave, il dispose de quelques erreurs qui l'empêchent de s'élever au-delà de l'ouvrage pour débuter une réflexion (débuter n'est pas synonyme de « pour débutant »).
Ce n'est donc pas une question de mauvaise foi ou de diminuer un ouvrage qui a le mérite d'ouvrir une vraie réflexion demandant déjà une certaine intelligence pour s'y porter.
Pour moi, nous pouvons remarquer ici trois défauts. Le premier, le plus simple mais aussi le plus grave peut-être est que Boghossian semble ne pas s'attarder parfois sur ses propres arguments. Il va parfois très vite et évacue des pistes qui devraient être poussé. Ainsi éjecte-t-il la possibilité qu'un relativiste reconnaisse l'existence de faits absolus mais inconnaissable. On peut parfois se demander si ses arguments sont si forts qu'il ne peut pas prendre plus de temps dessus. On regrettera de même que Boghossian demande trop souvent que les arguments logiques soient « réalisables ». Par exemple les arguments à base de races extraterrestres totalement alternatives à la nôtre ne sont pas très bien perçus ici.
Le second défaut est justement que Boghossian entend donner une position relative précise à ses adversaires mais n'offre aucune alternative à ceux-ci et que lui-même n'adopte pas assez un vocabulaire, malheureusement, précis. On regrettera que jamais Boghossian ne fasse la distinction entre un objet et un fait par exemple (on s'amuse alors de sa critique de Wittgenstein). De même, jamais Boghossian n'a un réel regard sur les questions des critères de vérité universelle de la logique kantienne. Tant d'éléments qui permettraient une plus grande rigueur dans le propos mais aussi de voir que certaines positions adverses ne sont pas affrontées par un manque de vocabulaire commun.
Enfin le troisième est le pire défaut selon moi : qui sont les adversaires de Boghossian ? Je n'entends pas ici qu'on m'explique le constructivisme mais je voudrai des adversaires précis que Boghossian souhaite affronter.
Au début de l'ouvrage, Boghossian semble mettre tout le monde dedans, Kuhn, Wittgenstein sont inclus dedans par exemple. Alors plus tard Wittgenstein est bien affronté tout en étant sorti du rôle de constructiviste, Kuhn est « sauvé » de la tentation constructiviste par la suite. On voit même venir un affrontement face à Kant mais qui n'est pas accompli. Rorty est également pris en adversaire potentiel même si on sent un réel respect de Boghossian pour cet auteur.
Globalement quels sont les vrais adversaires de Boghossian ? Celui-ci donne 4 adversaires directs et bien établis en plus : deux scientifiques américain d'abord qui ont mis sur le même pieds Darwin et les mythes amérindiens. Une position si absurde qu'elle ne mérite pas qu'on s'y attarde. Boghossian attaque également Bruno Latour à partir d'un article assez rentre dedans que celui-ci avait écrit. On pourra regretter que Boghossian préfère éviter l'attaque ontologique contre Latour qui a une faiblesse réelle (Boghossian la mentionne mais déclare lui-même ne pas vouloir attaquer par là). De manière générale on peut douter qu'un seul article soit représentatif d'un auteur.
Stengers est mentionné un tout petit peu et représente bien le constructivisme extrême combattu par Boghossian ici.
Enfin Foucault est à peine mentionné et surtout jamais affronté réellement avec toute sa structure. Faire de Foucault un constructiviste comme un autre c'est oublier qu'il n'a pas écrit ses réflexions en 20 minutes, c'est oublier que c'est mieux bâti. En somme, c'est nommer un adversaire sans jamais l'affronter car jamais Boghossian ne prend tout un texte de Foucault pour le combattre point par point.
De ce fait, le troisième défaut et le pire selon moi est que Boghossian n'affronte qu'un fantasme, un constructivisme inventé pour l'occasion, qui a effectivement des adeptes chez les petits universitaires, un constructivisme mal fait que les pense-petits auront, mais pas le constructivisme des grands auteurs qui eux, ne sont jamais réellement combattu.
Ce n'est pas si surprenant, si je peux me permettre un parallèle, Aristote, au livre IV de la physique s'oppose au danger d'un atomisme temporel. On peut douter qu'il y ait eu de tels penseurs à son époque, sûrement des positions proches, mais jamais celle-ci même. Boghossian est dans une position moins extrême. Il affronte une pensée, mais non pas les fondateurs réels de cette pensée, non pas les champions.
J'attends encore, pour ma part, qu'il nous offre une réelle critique dans le détail de Wittgenstein et de Foucault. Et au passage, pourquoi pas d'Einstein sur des propos pas si éloigné par moment (et uniquement par moment) ?