Le plus haut degré de l’art est peut-être de savoir exprimer en très peu de mots choisis l’immensité d’une souffrance ou d’un bonheur.
C’est ce que fait à merveille Berberova dans ce petit roman d’une centaine de pages.
Un décor planté en quelques phrases. « A ce moment, une fraîcheur monta des profondeurs reculées du jardin, où, au-dessus des méandres étroits d’une rivière couverte de lentilles d’eau, se trouvaient deux petits ponts de pierre ». Et au loin, soudain, un coup de canon.
Lors d’une soirée chaude dans le jardin d’une maison bourgeoise à quelques kilomètres de Paris, une assemblée d’émigrés russes bourgeois joue à imaginer quel personnage du passé il leur plairait de voir ressuscité. On est en 40, la guerre est sur le point de toucher Paris, certains rêvent de Napoléon, Maria, elle, imagine rencontrer Mozart.
Et dans cette grande maison où chacun prépare la débâcle, dans ce moment de rupture où plus rien n’a de sens, survient un soldat dépenaillé, peut-être un vagabond, se disant musicien. Il demande l’asile et restera quelques jours, avant le grand départ. Caressant de sa main fluette le chien aveugle et rejoint par le simple d’esprit dont les éclats de rire accompagnent la lente procession des fugitifs, il assiste, muet, à l’écroulement d’un monde.
Il repartira, sans avoir prononcé plus de deux phrases, lui, le faible, l’abandonné, l’inutile qui « ne serait jamais reconnu ni écouté, plus faible qu’une ombre, plus pauvre qu’un oiseau, plus candide qu’une fleur des champs. »