Après l’approche assez originale de Daoud, il est temps de revenir sur un devenu classique hors- norme : L’ Étranger de Camus.
Tant il est me semble t’il aimé pour de mauvaises raisons : une langue simple voire simpliste et parataxique, un personnage tellement creux qu’il en devient touchant, la transcription rassurante d’une réalité banale…
On oublie pourtant que c’est l’œuvre d’un philosophe qui écrit là un livre d’idées.
Sous cette apparence lisse et réaliste se cache une radicale remise en question de l’homme moderne et de son rapport au monde.
Incapable de joie comme de désespoir, Meursault est bien mort au monde. Dénué de toute transcendance comme de toute aspiration à une dimension spirituelle , il subit une existence terne où seules lui sont accessibles les joies du vivre au monde, l’immersion dans le corps et les sens, l’emprisonnement dans le chaos du réel qui le comble de son vide intérieur. On peut y voir une image extrêmement bien dessinée et prémonitoire de l’ homme moderne contemporain qui se révèle autour de nous comme dans l’art. Cet attachement aux choses ( ha les portables !) cet engouement pour les activités grégaires, des vacances à la plage aux manifestations sportives ou même plus culturelles, cette frénésie de consommation, de la voiture à la mode au dernier vêtement à avoir que ne renierait pas Perec, notre monde contemporain a produit des individus qui n’assouvissent leurs derniers relents de spiritualité que dans les stages de méditation de « pleine conscience » ( !) l’ alimentation bio teintée d’écologie spiritualiste ( il faut « sauver la planète « !) ou- au mieux- les massages ayurvédiques ...Là où auparavant suffisait la prière.
Et justement, ce monde qui se cherche une spiritualité car il a renié son ancien Dieu, est tout aussi peu désespéré que Meursault. Il subit, simplement, car il s’est éloigné ( ou on l’a éloigné) de son sens qu’il n’appréhende même plus. Ainsi, dénué de morale, agissant au gré de ses sensations et des événements, le personnage tue un homme sans raison, sans remords , parce que le soleil était trop éclatant.
Beaucoup de jeunes en particulier apprécient Meursault car ils retrouvent cette absence de sens dont ils souffrent parfois en en étant à peine conscients mais qui rend leur vie à leurs yeux si fade. Absence de sens et donc, absence de morale. A cet âge, elle est souvent vue comme une contrainte qui bride la vie. Mais après l'exaltation du " Si Dieu n'existe pas, je suis dieu" chez Dostoievski, l'absence de Dieu donne le pitoyable Meursault au XXème siècle...
Peinture de l’homme sans Dieu, L’Etranger ne trouvera de véritable sens à sa vie que dans la révolte. À la fin du roman, la description de la nature devient enfin habitée. Il a trouvé le sens. Mais c’est au moment de mourir…
Il est à espérer qu’il ne faille pas attendre le seuil de la mort pour réfléchir à ce sens ; encore faut-il bien mesurer la pensée d’un Camus qui se savait privé du ciel et était tout sauf un athée heureux si tant est qu’il puisse y en avoir ( les vrais athées, ceux qui pensent et affrontent le vide, de la trempe d’ un Nietzsche ou d'un Cioran, pas les indifférents qui vivent dans une béatitude matérialiste décérébrante…)