CETTE CRITIQUE PORTE SUR LA PIÈCE DE THÉÂTRE LA RÉVOLTE DES CANUTS, DE L'HARMONIE COMMUNALE ET DU COLLECTIF X
Art et politique vont mal ensemble paraît-il. Effectivement quand une œuvre n’est que le support d’un message militant, c’est chiant. Mais la politique c’est pas que de la théorie. C’est surtout des façons d’être au monde, des sensibilités.
Dans la pièce de théâtre La révolte des Canuts, le sujet est la révolte des Canuts. Donc c’est politique. Duh. On pourrait détailler, depuis le texte, à quel point les options dramaturgiques sont intelligentes : situer l’action après l’instauration du tarif (sorte de prix minimum garanti) et avant la deuxième insurrection de 1834, montrant ainsi les sources de la révolte plutôt que la révolte elle-même, les structures plutôt que l’évènement.
Mettre l’accent sur les personnages qui naviguent entre plusieurs classes sociales ajoute du trouble et de la complexité. Comment la fille d’un chef d’atelier peut-elle coucher avec un négociant ? Le négociant issu de famille ouvrière et le rédacteur en chef mutualiste finiront-ils par se rallier aux Canuts ? Non, et c’est très fort et ça ne pourrait pas être autrement (ou ce serait une falsification).
Le tableau dédié intégralement aux ouvrières est peut-être le plus beau de toute la pièce, avec ce tour de force en ouverture : un corps enceint et étranger s’avance sur scène, silence, puis on repense à la séquence précédente où la même ouvrière se plaignait du « mauvais comportement » de son maître d’atelier. La résonance se fait, le sens remonte et l’émotion nous emporte.
Le texte est d’une grande justesse, ne s’évitant pas quelques passages didactiques non dissimulés (la présentation de l’écosystème de la fabrique lyonnaise, une lecture intersectionnelle de la position des ouvrières immigrées), mais on ne va pas s’attarder sur l’écrit : d’autres le feront très bien.
Ce qui m’intéresse c’est que ce texte est celui d’une pièce de théâtre. Or que peut spécifiquement le théâtre ? Et qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire un théâtre politique si on enlève le texte ? Très bonne question !
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D’abord La révolte des Canuts prend la forme d’un grande fresque historique, ne faisant l’économie ni de moyens, ni d’une ambition spectaculaire et grand public.
La pièce utilise toutes sortes de dispositifs théâtraux : le dialogue, le chœur, le chant. Ça rend le tout très vivant et incarné. S’étendant sur plus de trois heures, l’ensemble reste accessible et jamais ennuyeux.
Il y a peut-être deux passages qui souffrent d’un léger coup de mou : l’assemblée des mutualistes, qui traine un peu en longueur, mais comme une assemblée de mutualistes en fait, et la seconde session des prud’hommes qui paraît redondante.
Pour le reste, pas un soupir au balcon, pas de ronflements au paradis.
Cette grande forme opératique repose aussi sur le nombre d’acteurices sur scène : cinquante ? Quatre-vingt ? Et d’ailleurs sur scène ou ailleurs, car à plusieurs moments les répliques fusent des rangs du public.
Le nombre fait la diff. Avec autant de personnes au plateau, la pièce n’est plus seulement la représentation d’une situation : elle devient une situation en elle-même. Autrement dit, la limite s’estompe entre ce qui a lieu sur scène et ce que serait : un véritable atelier de tissage, un véritable tribunal des prud’hommes, une véritable assemblée de mutualistes.
En mobilisant autant de corps, la balance entre qui jouent et qui assistent à la pièce s’équilibre, en faveur des premières. D’habitude les spectateurices silencieuses sont majoritaires dans la salle et imposent leur force d’inertie indécrottable.
Dans La révolte des Canuts, il n’est pas impossible que la personne à côté de vous soit comédienne, qu’elle prenne part aux discussions et réagisse bruyamment aux répliques. Ce qui, par mimétisme, donne un peu envie de faire pareil.
On comprend vite qu’il y a des infiltrées, l’illusion d’un public qui participerait spontanément à la pièce ne dure pas longtemps. Mais être conscient de ce « truc » de mise en scène n’enlève rien à l’effet produit : on est spectateurice et on participe à la pièce.
Les gens qui fréquentent le théâtre diront : mais le public participe toujours à la pièce ! Il réagit, ou pas. Rit, ou pas, applaudit ou pas, se tait ou pas. Mais là c’est à un autre niveau. Je ne me suis jamais senti autant impliqué, je ne me suis jamais senti aussi bien. D’autres se seront sentis mal. Et ça se comprend !
C’est qu’on est pas habituées à ce que la lumière reste dans la salle. On se retrouve exposées. Fini l’avachissement au fond du fauteuil, je me redresse et je performe à mon tour, je performe ma propre personne qui assiste à la pièce. Mais rassurez-vous, parfois, souvent, le noir revient.
Au théâtre des Célestins encore plus : typique théâtre à l’italienne, on voit autant la salle que la scène. Les regards sont démultipliés, vers le haut vers le bas, sur les côtés, et les interactions avec d’autres spectateurices inévitables. Sourires, clins d’œil, bienveillance en fait. Sentiment de partager quelque chose de fort.
On est regardée autant qu’on regarde. C’est peut-être pour ça que le billet est si peu cher ahah. Car ne l’a-t-on pas dit mais nous n’avons déboursé que cinq ou dix pauvres euros pour assister à un tel spectacle !
Mais comment se peut-il ? Facile : la plupart des acteurices sont amateurices, donc ça coûte moins cher ! Je plaisante bien sûr. On imagine plutôt des subventions publiques.
Cependant je ne plaisante pas que : la plupart des acteurices ne sont pas professionnelles. Iels hésitent parfois, la prononciation est moins calibrée, la voix porte moins. Leur jeu est plus fragile, ce qui fonctionne très bien avec des personnages de la société civile, des travailleuses qui n’ont pas l’habitude de parler en public. Les rôles de l’avocat du journal, du président des prud’hommes, du rédacteur en chef, rôles de représentation, sont en revanche joués par des professionnels : ça fait sens.
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Résumons : un grand nombre d’acteurices, certaines parmi le public, le public exposé, le public complice, des amatrices sur scène… va-t-on retomber sur nos pattes ? Oui. Car tout ça participe au même phénomène : permettre des passages entre la position de pure actrice et celle de pure spectatrice.
Les comédiennes jouent mieux. Elles sont plus détendues dans cet environnement moins parfaitement silencieux, sans ce noir intimidant. Elles sont à la ville autant qu’à la scène. Elles sont plus proches de leur propre vie.
Pour le public, c’est une invitation à prendre part à l’action, à jouer sa vie, à faire de sa vie un théâtre, aussi intense, aussi précise, aussi engagée.
Voilà ce qu’il y a de politique à la fin. Exposer la division sociale du travail est une chose — mais on le savait déjà non, que les pauvres sont exploitées par des négociants qui se gavent ? Délier les corps, rendre possible des regards, inviter à l’action en est une autre.
C’est en ça qu’on peut dire théâtre politique : parce qu’il sollicite, il intranquilise, il inconforte. Voilà un théâtre qui met les corps en mouvement, nous mobilise et nous réveille.
Non nous ne sommes pas allées bloquer un entrepôt Amazon en sortant de la salle, mais on était à ça près.
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Voici deux anecdotes en guise de conclusion.
J’ai dit que je m’étais senti à l’aise dans cette pièce. Je n’étais pas le seul. Juste à côté de moi, un autre s’est senti vraiment très bien. Vers le début du spectacle le voilà qui se lève. Je pense alors qu’il est un acteur infiltré. Il reste debout, puis se rassoit sans rien dire. Plus tard dans la pièce il réagit aux débats qui ont lieu sur scène : il souffle, tempête, n’est pas d’accord. Il applaudit, s’esclaffe, décidément il en fait des tonnes.
A la fin de la pièce nous découvrons que ce monsieur n’est pas un acteur mais le père d’une des personnes sur scène. Doudou ! crie-t-il au moment des applaudissements. Doudou ! Doudou ! Doudou c’est sa fille et il en est pas peu fier.
Le père de Doudou fréquente peut-être peu le théâtre. Son enthousiasme faisait plaisir à voir. On sentait bien que ce public n’était pas tout à fait le même que d’habitude. Il applaudissait entre les scènes, il bruissait, il était un peu plus vivant. C’est aussi ça la magie d’avoir des amatrices sur scène : elles viennent accompagnées.
La deuxième anecdote c’est que j’ai vu cette pièce deux fois. La précédente était au théâtre de la Renaissance à Oullins, à l’été 2021. On y parlait alors de choléra en introduction (clin d’œil à la pandémie en cours) et les travailleuses italiennes échangeaient en arabe, ce que j’avais trouvé très beau.
En tout cas, hasard des programmations, à peine quelques semaines plus tard j’assistai à Ça ira (1) fin de Louis au TNP. Oui je me la pète. Une pièce à bien des égards similaire à La révolte des Canuts : l’histoire d’une révolution (française en l’occurrence, 1789 tout ça), un grand nombre de personnes sur scène, et infiltrées dans la salle, la lumière allumée, la durée de la pièce (quatre heures ?).
L’expérience était étonnante avec des sensations proches de ce que j’avais ressenti à Oullins. À nouveau j’avais envie de casser des vitrines et renverser des législateurs.
Mais je trouve La révolte des Canuts plus forte encore. Plus en prise avec la dimension matérielle de l’événement (négociation sur le prix de tel type d’ouvrage, sur la répartition des frais liés aux nécessités techniques du métier à tisser…), là où Ça ira développait des oppositions idéologiques sur une base purement rhétorique.
Surtout La révolte des Canuts m’a parue plus joyeuse, plus chaleureuse. Avec des amatrices sur scène, avec un autre type de public, avec la disposition en U de la salle, avec les chansons, avec les chœurs et leurs passages scandés, tout ça était moins monumental et beaucoup plus proche de moi. Tout ça formait un théâtre bien vivant.