Les États-Unis ont besoin d'un peu de théologie et de géométrie, d'un peu de goût et de décence - J.K Toole



L’œuvre de Minkowski tend aujourd'hui à être occultée. Par la psychiatrie biologique, qui par souci de quantifier les observations qu'elle produit, ne se donne pas les moyens de penser l'expérience que le psychotique éprouve. Aussi, par les "représentants" de la psychanalyse lacanienne alors que Lacan, dans sa thèse et quelques années plus tard consacre à Minkowski quelques lignes et un compte-rendu du Temps Vécu.


Assistant de Bleuler, il livrera une théorisation des psychoses qui s'oppose à celle de son maître. Cet effort théorique influencera Laing, mais aussi Gabel - qui saura adapter les indications de Minkowski au concept de fausse conscience - et de fait à l'élaboration de Debord, dans le dernier chapitre de La Société du Spectacle.


Ainsi l'objectif de cet ouvrage est simplement de rendre compte de la schizophrénie ; tâche qui est loin d'être aisée. Minkowski s'intéresse, bien entendu, au matériel clinique rapporté par Bleuler et le « constat » que l'on peut en faire. Le schizophrène est ainsi perçu comme étant profondément désorganisé, incohérent et ce délitement concerne toutes les facultés. Et penser la schizophrénie par l'entremise d'une dégradation des facultés, c'est précisément ce a quoi Minkowski s'oppose :



En prenant pour point de départ la triade traditionnelle : intelligence, sentiment, volonté, on s'aperçoit que le trouble en question ne peut être rapporté à aucune de ces facultés. Ni l'aboulie, ni indifférence ou l'inémotivité, ni encore moins l'affaiblissement intellectuel , ne sont caractéristiques de la démence précoce. Il s'agit bien davantage d'éclipse élective de chacune de ces facultés, se produisant par rapport à certaine situation ambiantes, que de leur abolition globale.



La critique de Minkowski consiste en un changement de perspective. Supposons un psychiatre croyant que la schizophrénie est avant tout un affaiblissement psychique générale (qui serait donc résumé par la fameuse triade que nous rapporte Minkowski). Il cherchera avant tout à relever ces affaiblissements, et de cette observation pourra tracer le portrait d'un patient qui tantôt manque de volonté, tantôt manque d'intelligence. Au delà du fait que l'altération de ces facultés peuvent se constater dans d'autres troubles (neurologiques, par exemple la paralysie générale), le recours à la psychologie des facultés ne permet de pas de penser l'interaction entre le sujet et le monde, ce que Minkowski appelle l'ambiance. En effet, ne vouloir observer que des entités pensées comme objectives (l'intelligence, la volonté, les sentiments) amène à une conception abstraite du sujet : il serait la somme de ces facultés.


La psychologie des facultés ne permettant pas de comprendre le vécu psychotique, il s'agit pour Minkowski de faire émerger une notion permettant d'établir une clinique sérieuse.


La notion qui est le noyau central de la schizophrénie pour Minkowski est la perte de contact vital à la réalité. Cette notion permet une réinterprétation des tableaux cliniques de Bleuler. Ainsi « le manque de buts réels et d'idées directrices, l'absence de contact affectif » ne sont plus la conséquence d'un affaiblissement mais de cette fameuse perte. Il convient de préciser ce qu'est exactement cette notion. Minkowski indique bien que cette notion n'a rien à voir avec un trouble d'ordre neurologique :



Les aveugles, les mutilés, les paralysés peuvent vivre en contact bien plus intime avec l'ambiance que les individus dont la vue est intacte et qui ont leur quatre membres : les schizophrènes d'autre part, perdent ce contact, sans que leur appareil sensitivo-moteur, sans que leur mémoire, sans que leur intelligence même soient altérés. Le contact vital avec la réalité vise bien davantage le fond même, l'essence de la personnalité vivante, dans ses rapports avec l'ambiance.



Le trouble de la schizophrénie ne serait donc pas un trouble « intérieur », une déficience (malgré l'altération de la vision, l'aveugle n'aurait pas de perte de contact vital avec la réalité), mais plutôt une question de rapport entre deux termes : la personnalité (pour reprendre le mot de Minkowski) et l'ambiance (définie comme suit :« elle est ce flot mouvant qui nous enveloppe de toutes parts et qui constitue le milieu sans lequel nous ne saurions vivre. »). Avec une telle distinction nous pouvons avancer que le terme « réalité » ne désigne pas une réalité objective, matérielle. En effet, l'aveugle, le mutilé, le paralysé est privé d'un certain contact avec la réalité objective (la vue, le toucher etc...), cela ne veut pas pour autant dire que le contact vital avec la réalité, lui est rompu. Ainsi on pourrait dire que chaque sujet dans son rapport à l'ambiance, construit une réalité subjective.


Comment pense un sujet qui ne peut avoir de contact vital avec la réalité, c'est-à-dire schizophrène ? A titre d'exemple, voici les paroles de l'un d'eux :



Tout est immobilité autour de moi. Les choses se présentent isolément, chacune pour soi, sans rien évoquer. Certaines choses qui devraient former un souvenir, évoquer une immensité de pensées, donner un tableau, restent isolées. Elles sont plutôt comprises qu'éprouvées. C'est comme des pantomimes, pantomimes qu'on jouerait autour de moi, mais je n'y entre pas, je reste dehors. J'ai mon jugement mais l'instinct de vie me manque.



Les dires de ce sujet sont particulièrement significatifs pour la théorie de Minkowski. Nous pouvons constater que le sujet ne conçoit pas le mouvement (l'immobilité évoquée), sa pensée ne parvient pas à articuler des idées. Arrêtons-nous un moment sur une phrase : « Elles sont plutôt comprises qu'éprouvées ». Minkowski fait référence à Bergson pour différencier intelligence et intuition. L'intelligence est une attitude qui est hors de la vie, c'est-à-dire hors de la nouveauté, de l'imprévu, de l'irrationalité. Elle prends différents éléments pour les isoler, les extraire hors de l'enchaînement hétéroclite d'événements et ainsi en parler. Cela mène donc l'intelligence à se détourner du vécu pour préférer un monde reconstruit sur ses exigences. L'intuition serait donc tout le contraire : un refus de l'esprit de système et une préférence pour le nouveau et l'imprévu. Et cette attitude intuitive serait par conséquent plus proche de la vie. Ainsi comme le dit Bergson en évoquant le temps : « Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons […]. ».


Minkowski commente cette distinction comme suit :



Dans la vie, l'intelligence et l'instinct ou, en d'autres termes, les facteurs de notre psychisme se rapportant au solide, à l'inerte, à l'espace, d'une part, et ceux se rapportant à la durée vécue, au dynamisme, de l'autre, s’entre-pénètrent et forment un tout harmonieux.



Après avoir défini le trouble principal – selon Minkowski – de la schizophrénie, il convient de s'intéresser à la modalité de la perte de contact vital avec la réalité et comment elle se traduit dans la vie du schizophrène. Bien entendu, nous avons vu quelques propos pouvant illustrer cette notion, mais Minkowski à chercher à isoler cette perte. Il a nommé cette forme « pure » - avec Rogues de Fursac – rationalisme morbide. Ils nous présentent donc un cas d'un instituteur d'une trentaine d'année. Ils remarquent d'entrée que le sujet ne présente pas d'idée délirantes (comprenons des idées qui ne s'éloignent pas trop des standards de la logique) ni d'hallucinations, encore moins d'affaiblissement intellectuel. Au contraire, il est affairé à une tâche intellectuelle :



Le malade nous raconte que, depuis des années, déjà, il s'intéresse aux problèmes philosophiques […]. Nous lui demandons s'il avait lu beaucoup d’œuvres philosophiques. Voici la réponse : « Non au contraire, je m'étais imposé le devoir de ne pas lire, pour ne pas déformer ma pensée ». Il fuyait d'ailleurs aussi les hommes « pour ne pas être troublé dans ses réflexions » […]. Nous ne serions plus trop surpris maintenant d'apprendre qu'une de ses découvertes consiste à faire découler l'esprit de l'action des acides sur les terminaisons nerveuses.



Nous pouvons observer deux choses. En premier lieu, un refus d'une influence extérieure sur sa pensée et en second lieu une présentation d'une théorie qui exclut tout élément humain de la pensée au profit d'élément chimiques. Ainsi, il y a un refus de contact avec ses semblables, refus qui serait morbide. Toutefois il ne faudrait pas s'empresser de considérer que toutes attitudes solitaire soient morbides. En soi, pour Minkowski, la solitude n'est pas une rupture du contact vital avec la réalité. En étant seul, nous pouvons penser aux diverses expériences que nous avons pu vivre avec d'autres.


Une fois de plus, l'attitude morbide n'est pas en lien avec un contact « concret » avec la réalité, mais plutôt une relation (ou plutôt une non-relation) à l'ambiance. Chacun règle donc son rapport à l'ambiance de manière spécifique, dans un mélange entre solitude et côtoiement d'autrui, et avec un sentiment irrationnel d'harmonie :



Il n'y a que le contact avec la vie, le sentiment d'être en d'accord avec la vie et avec soi-même qui peut en décider dans chaque cas particulier. Et ce facteur est lui-même essentiellement irrationnel, puisque, intellectualisé, il abouti à la formule : « Je me sens d'accord avec la vie et avec moi-même », formule qui permet de couvrir les pires méfaits et les pires aberrations. »



Ce sentiment d'accord avec la vie n'est pas une donnée objective, elle résulte d'un jugement subjectif. Plus spécifiquement être en accord avec soi-même et avec la vie, c'est un raisonnement arbitraire. En effet, chaque sujet ne peut faire l'expérience de toutes les possibilité de la vie (un sujet ne peut être en accord avec la « vie » en général, il est en accord avec une représentation qui lui est spécifique de la « vie ») et être en accord avec soi-même semble tenir d'une certaine forme de tautologie (il n'y pas d'intermédiaire entre les deux termes, entre celui qui prononce l'accord et soi-même). Ainsi ce sentiment est logiquement arbitraire et irrationnel (le jugement ne se fonde pas sur des critères hors de l'individu, mais sur sa subjectivité). Ainsi l'instituteur présenté par Minkowski est dans une attitude morbide, car il ne souhaite pas se plier à cet aspect irrationnel, ainsi il « rationalise, jusqu'à l'extrême limite, le facteur de l'isolement qui se trouve intimement lié à tout élan personnel ». Cette rationalisation explique donc cette référence à un imaginaire chimique pour expliquer la pensée. Ce recours est en accord avec la pensée du sujet sur les rapports avec les autres hommes, et par la justifie cette pensée. La chimie n'a pas besoin d'un intermédiaire humain, d'autrui pour opérer.


Le rationalisme morbide se repère à l'aide d'autres signes distinctifs :



Après la guerre, il reprend son poste d'instituteur en déterministe convaincu et applique à ses élèves, en raison de leur entière irresponsabilité, le principe de l'indulgence absolue ; il essaye de s'adresser à leur raison et souffre de les voir sourire et ne pas le comprendre. Ensuite, il suit les suggestions d'un directeur et applique une méthode strictement militaire, devient excessivement sévère et réprime l'idéal […]. « J'entrepris quelques travaux manuels pour soulager mes parents. Cette subordination de mon activité à ces deux vieillards, bons et courageux, me rendit plus sensible à leurs attaques sentimentales qui, jusque-là, s'étaient heurtées au sentiment humanitaire plus puissant. Et je me sentais redevenir l'enfant obéissant... Tous mes droits à l'initiative m'apparurent caducs et j'eus l'impression d'un étouffement atroce.



Ce qui apparaît saillant dans la première vignette clinique, c'est l'absence de compromission dans l'attitude du sujet. Soit il propose une « indulgence absolue » à ses élèves, soit il instaure une méthode rigoureuse et disciplinaire. Dans les deux cas, il n'y a pas d'exception, de demi-mesure. Cette attitude est qualifiée « d'attitude antithétique », conséquence « du manque du sentiment irrationnel d'harmonie avec soi-même et avec la vie ». L'attitude est antithétique car le sujet ne semble penser qu'en terme de thèse et d'antithèse (soit l'indulgence, soit la rigueur). Concernant la seconde vignette clinique, nous pouvons remarquer a quel point le sujet se retrouve engagé – engagement vécu comme un devoir, le terme subordination nous l'indique – dans une situation, cette dernière lui apportant une souffrance.


Ainsi Minkowski écrit que « toute force étrangère venant du dehors et voulant exercer son influence sur l'individu est enregistrée par celui-ci comme atteinte portée à sa personnalité ; là où il la subit, il se sent entraîné et y voit une catastrophe. L'emprise ou l'entraînement semblent être l'unique rubrique sous laquelle il puisse enregistrer les influences du dehors. Combien diffère-t-il de nous, à ce point de vue, jusqu'à quel point sa vie s'est appauvrie en ce sens ! »


Le rationalisme morbide ici se manifeste comme une réduction des relations humaines, non plus à un imaginaire chimique, mais à une relation forcément négative, sournoise (le sujet nous fait part « d'attaques sentimentales »). Le rationalisme morbide, avec sa rationalisation à outrance et son attitude antithétique, consiste donc en un appauvrissement, une réduction du vécu du sujet a une série d'attitudes radicales, sans nuances. Une fois de plus, cela ne concerne absolument pas les facultés du sujet, mais plutôt le contact vital avec la réalité.


Minkowski propose aussi la notion de géométrisme morbide. Le sujet que nous présente l'auteur ne pense pas par attitude antithétique, mais à l'aide de notion spatiales, utilisée abusivement. Ainsi nous apprenons que l'attention du sujet « est entièrement absorbée par le projet d'agrandissement de la gare de L'Est », qu'il doute du pouvoir lié à l'argent « ceci parce que l'argent ne tient que peu de place ». Ce souci de calcul géométrique se retrouve y compris dans la prise de traitement :



Le traitement prescrit par un médecin ne doit être à aucun prix être commencé au mois de novembre. Ceci, parce que le traitement demandant plusieurs mois «se trouverait dans ces conditions à cheval sur deux années et serait ainsi écartelé »



Enfin la géométrie lui sert de modèle pour toute représentation du monde : « Le plan c'est tout pour moi dans la vie », nous dit encore le malade. « Je ne veux à aucun prix déranger mon plan, je dérange plutôt la vie que le plan. C'est le goût pour la symétrie et c'est pour ça que je fabrique la réalité. C'est au cerveau que j'attribue toutes mes forces. ».


Au vu de ces quelques faits et paroles, nous remarquons ce même éloignement de l'existence « irrationnelle » pour lui préférer une existence entièrement réglée sur des principes, principes sur lesquels le sujet est intransigeant. Il y a une seule différence : dans le rationalisme morbide, il y a une rationalisation outrancière (avec l'attitude antithétique qui en découle), dans le géométrisme morbide, nous pouvons considérer que le sujet se règle entièrement sur des principes géométriques (et par là ne pense qu'en terme spatiaux, comme nous le montre ses considérations sur l'argent). Nous pouvons dire que les deux sujets n'ont plus (ou n'ont jamais eu) de contact vital avec la réalité, et cette carence peut se cristalliser dans différentes « pensées morbides » : rationalisme et géométrisme morbides donc. Ce deux positions ont en commun un rejet des sentiments d'harmonie avec le vie (sentiment irrationnel par excellence) pour préférer un système immobile et réduisant l'existence à une série d'attitude et de considération finies.


Ces notions ne peuvent pas comprendre toutes les manifestions psychotiques. Pour autant, l'effort de Minkowski permet d'instaurer une clinique qui ne se fonde plus sur une distinction entre délire et raison, ni sur une personnalité et encore moins sur des critères isolés, mais qui se fonde sur ce qui structure le vécu psychotique. Ainsi Minkowski fait les premiers pas vers une clinique structurale des psychoses.

Heliogabale
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le 21 avr. 2018

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